Le 10 décembre a été discuté en séance la proposition de résolution européenne sur le respect du droit à l'action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement des travailleurs que j'avais proposée et qui a malheureusement été rejetée par la majorité UMP du Sénat. Vous pouvez lire ci-dessous mes interventions.
Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de résolution européenne, présentée en application de l'article 73 quinquies du règlement par M. Richard Yung et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, et portant sur le respect du droit à l'action collective et des droits syndicaux en Europe dans le cadre du détachement des travailleurs (nos 66, 127 et 117).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Richard Yung, auteur de la proposition de résolution.
M. Richard Yung, auteur de la proposition de résolution. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, nous sommes donc réunis aujourd'hui pour parler d'Europe sociale, et plus particulièrement de la question des travailleurs communautaires soumis au statut du détachement, c'est-à-dire travaillant dans un autre pays que dans leur État d'origine. Le sujet est d'importance, puisque l'on estime leur nombre à environ un million. Ils sont l'un des signes les plus tangibles de la communautarisation du marché du travail.
Certains événements qui ont fait l'actualité cette année sont liés à cette question du détachement des travailleurs.
Au mois de février, une série de grèves sauvages ont éclaté dans le secteur de l'énergie au Royaume-Uni. Des milliers de travailleurs intérimaires ont protesté contre l'embauche, à des conditions différentes de celles qui étaient stipulées dans la convention collective du secteur, de travailleurs italiens et portugais par une entreprise sous-traitante chargée de l'agrandissement d'une raffinerie appartenant au groupe pétrolier Total. Cette affaire a fait l'objet d'une exploitation à caractère nationaliste de la part du Parti national britannique, qui appartient à l'extrême droite.
Les problèmes liés à l'application des règles touchant au détachement des travailleurs dans l'Union ne datent pas d'aujourd'hui. Ils ont surgi dès les années quatre-vingt, au moment de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal, et ont d'abord concerné le secteur de la construction. Plusieurs affaires ont suscité des craintes de dumping social.
Il y a près de vingt ans, en 1990, la Cour de justice des communautés européennes, la CJCE, a rendu un arrêt relatif à une entreprise portugaise, Rush Portuguesa, en France qui a poussé la Commission européenne, alors dirigée par Jacques Delors, à présenter l'année suivante une proposition de directive sur le détachement des travailleurs. C'est ce texte, adopté en 1996, qui fait l'objet de la proposition de résolution européenne que j'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui.
Cette directive est censée offrir aux travailleurs et aux employeurs une plus grande sécurité juridique en conciliant, d'une part, l'exercice par les entreprises établies dans un État membre de leur liberté de fournir des services dans toute l'Union européenne, qui est un droit fondamental, et, d'autre part, la protection des droits et des conditions de travail des travailleurs détachés dans un autre État membre pour fournir ces services.
L'entrée en vigueur de la directive sur le détachement des travailleurs n'a pas dissipé les craintes de dumping social. J'en veux pour preuve le débat sur le fameux projet de directive Bolkestein et le mythe du « plombier polonais », qui ont beaucoup pesé sur le résultat du référendum de 2005.
Ces craintes ont été relancées par la jurisprudence récente de la CJCE. Dans trois arrêts – Viking, Laval, Rüffert –, la Cour a reconnu le droit de mener une action collective comme un droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire. Ce faisant, la Cour a anticipé l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, lequel rend juridiquement contraignante la Charte des droits fondamentaux, qui fait partie intégrante du traité, et reconnaît l'importance du dialogue social et de la négociation collective.
Mais, dans le même temps, la Cour a aussi limité la définition des règles impératives de protection minimale fixées par la directive, en rappelant que les travailleurs détachés sont soumis aux normes sociales minimales, légales ou contractuelles, « d'application générale » du lieu de travail et non à l'ensemble des accords collectifs.
Ce faisant, elle a placé les grandes libertés économiques que sont la liberté d'établissement et la libre prestation de services au-dessus des droits sociaux. Elle a, en particulier, soumis l'exercice du droit à l'action collective à un contrôle de proportionnalité, selon l'expression employée dans le jargon communautaire, ce qui revient en fait à le limiter.
Je citerai l'exemple de l'arrêt Viking, une société finnoise qui a décidé de faire passer son navire sous pavillon letton, imposant à ses braves marins, qui affrontent avec courage la mer Baltique, des contrats, des salaires et des conditions de travail lettons. Les marins se sont mis en grève, ont organisé un blocus, bref se sont défendus. La CJCE a estimé que les travailleurs pouvaient certes appliquer le principe général du droit de grève pour défendre leurs intérêts, mais que, en l'occurrence, ils avaient limité la liberté d'établissement et de prestation de services de l'entreprise en question. En application du principe de proportionnalité, elle a donc déclaré leur action illégale. Si ce n'est pas une remise en cause d'un droit fondamental, je me demande bien ce que c'est !
La CJCE laisse entendre que la directive a prévu une harmonisation maximale, les salariés détachés ne pouvant pas obtenir plus que les minima légaux. En d'autres termes, elle donne du grain à moudre à ceux qui remettent en cause la coordination des politiques sociales au niveau communautaire.
Cette jurisprudence a mis en exergue les difficultés liées à l'application de la directive, notamment dans les pays ayant recours à des conventions collectives non nationales. En Europe du Nord et en Allemagne, les conventions collectives ou les accords sont signés, selon une tradition ancienne, par branche professionnelle, donc verticalement, et par Land ou par région, c'est-à-dire horizontalement. Il est vrai que nous sommes loin du modèle de la convention collective qui s'applique à tous, comme dans notre belle République unitaire.
La position de la CJCE, qu'il faudrait creuser, est la suivante : soit la convention collective est d'application nationale, et elle considère qu'il n'y a pas de problème ; soit elle est d'application verticale ou horizontale, donc limitée, et la Cour considère alors qu'il n'y a pas de convention collective.
Il me semble que, derrière cette jurisprudence quelque peu provocante, la CJCE cherche à « renvoyer la balle » au législateur européen. Elle estime que le travail n'a pas été achevé. Les lacunes observées dans la législation laissant des possibilités de s'y soustraire, elle voudrait donc que le législateur la complète pour ne pas être obligée de l'interpréter.
La Commission européenne a, elle aussi, mis en évidence les difficultés liées à la mise en œuvre de la directive. Le 13 juin 2007, il y a donc plus de deux ans, elle a souligné que les principaux problèmes résidaient dans le manque d'information des travailleurs détachés sur leurs droits, dans la faiblesse des contrôles qui diffèrent d'un État à un autre et, partant, dans la difficulté générale d'imposer des sanctions pourtant prévues dans la directive.
En conséquence, la Commission a appelé les États membres à améliorer leur coopération en la matière, mais cela est resté pour l'instant un vœu pieux. Si un cadre juridique n'est pas développé au niveau communautaire, les États continueront ainsi. Nous connaissons la faiblesse des effectifs de l'inspection du travail en France : je n'ai pas le chiffre en tête, mais il est en tout cas insuffisant. Vous comprendrez que le suivi et le contrôle des contrats de travailleurs détachés ne soient pas sa priorité.
En dépit de ce constat, rien n'a été fait ces dernières années pour clarifier et préciser la directive ni par la Commission, ni par le Conseil, ni même par le Parlement européen. Et pourtant nombreux sont ceux qui reconnaissent que cela est nécessaire.
Lors de son audition devant le Parlement européen en septembre dernier, M. Barroso n'a pas proposé de révision de la directive, mais il a suggéré d'adopter un règlement d'application qui préciserait son interprétation.
Cette solution nous a laissés quelque peu perplexes. Qu'apportera de plus un tel outil juridique, que nous ne connaissons pas, par rapport à une modification de la directive ? À notre avis, rien !
À l'instar du Parlement européen et de la Confédération européenne des syndicats, nous pensons que la résolution des problèmes que je viens d'indiquer passe par une révision de la directive de 1996 ou, le cas échéant, si cet outil est plus facile à manipuler, par l'adoption d'un règlement communautaire.
Dans sa résolution sur les défis pour les conventions collectives dans l'Union européenne du 22 octobre 2008, le Parlement européen demande lui-même une révision de la directive afin que « l'équilibre entre les droits fondamentaux et les libertés économiques soit réaffirmé dans le droit primaire pour contribuer à prévenir un nivellement par le bas des normes sociales ». Cette position a été soutenue par le groupe de l'Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen ainsi que par le parti socialiste européen.
Nous pensons donc qu'il est nécessaire d'apporter une réponse politique afin de ne pas laisser un tel sujet à la seule appréciation des juges au cas par cas.
Concrètement, nous proposons d'introduire dans la directive une délimitation temporelle dans la définition du travailleur détaché – celle donnée par le règlement communautaire de 1971 ne nous paraissant pas suffisamment claire –, de garantir une information correcte des salariés sur les droits dont ils disposent lorsqu'ils sont détachés dans un autre État membre et de renforcer les contrôles ainsi que les moyens de sanction en cas de non-respect des dispositions de la directive. Comme chacun peut le constater, le dispositif que nous proposons est somme toute assez modeste.
L'adoption d'un texte plus protecteur pour les salariés est non seulement souhaitable, mais également possible. La coordination des politiques sociales à l'échelon communautaire est certes difficile, mais les pays d'Europe centrale ont beaucoup évolué sur cette question. Traditionnellement hostiles ou réservés, ils sont maintenant eux-mêmes victimes de dumping social de la part d'autres pays des Balkans. Les Bulgares, par exemple, prennent le travail des Hongrois. Ainsi va l'histoire.
Outre la révision la directive concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services, nous proposons d'introduire dans les traités une clause de progrès social affirmant la primauté des droits sociaux fondamentaux sur les libertés fondamentales du marché intérieur. Nous reprenons là ni plus ni moins la clause Monti, du nom du fameux commissaire européen responsable du secteur « marché intérieur », qui était pourtant un libéral.
Telles sont les raisons qui militent en faveur de notre proposition de résolution, que je vous invite, mes chers collègues, à adopter. (Applaudissementssur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
[...]
Explications de vote
Mme la présidente.La parole est à M. Richard Yung.
M. Richard Yung.Le débat arrive à sa fin. Il a porté sur des questions que je crois importantes. Deux commissions ont examiné la proposition de résolution, ce qui démontre que la prise de conscience quant à la nécessité de fixer les choses a progressé.
Je regrette cependant que, sur des questions aussi importantes et directes, nous n'ayons pas pu avancer plus loin avec la majorité : cette dernière, et c'est regrettable, s'est réfugiée dans le silence et n'a pas voulu faire face au débat.
On voit, chers collègues de la majorité, que votre engagement est réel, mais il l'est dans la voie, je ne dirai pas de l'ultralibéralisme puisque je sais que c'est un mot qu'il ne faut pas employer,… mais de la défense du capitalisme européen.
Pour vous, rien ne doit entraver l'activité des entreprises et, si par hasard des normes sociales venaient brider leur liberté, alors ces normes devraient être rabaissées !
Sur le fond politique, j'estime que vous vous apprêtez à commettre une mauvaise action, car l'idée européenne se heurte à de plus en plus de réticences, de doute, de méfiance de la part des salariés, notamment parce qu'ils assistent jour après jour au démantèlement des services publics. Or, si notre assemblée vote comme annoncé, son vote renforcera cette tendance au lieu d'aller dans le sens d'une réconciliation des travailleurs, en particulier des salariés, avec l'idée européenne.
M. Badré a considéré que nous étions pessimistes, mais, avouez, mon cher collègue, que nous avons des raisons d'être pessimistes !
La politique sociale européenne a été progressivement démantelée au cours des dernières années : plus rien n'est inscrit sur l'agenda social européen, les partenaires sociaux ne négocient plus à l'échelle de l'Union, d'où notre pessimisme !
Et pessimisme aussi, monsieur Badré, à cause du vote que la majorité de notre assemblée s'apprête à émettre. Ce n'est pas le bon message que nous allons ainsi envoyer !
Vous demandiez pourquoi la France devrait conduire cette action alors qu'elle n'est pas le pays le plus concerné puisqu'elle a – ce qui est vrai – des normes de protection sociale relativement élevées.
Mais n'avons-nous pas d'abord une certaine idée de la France ? Notre pays a toujours joué un rôle moteur dans la construction européenne, en particulier dans la partie sociale de cette construction, et elle pouvait encore jouer ce rôle aujourd'hui.
La France a vocation à pousser un certain nombre d'autres pays qui, pour diverses raisons, manquent d'allant dans le domaine social.
Certes, l'entrée en vigueur de la charte est un grand progrès, et nous nous en félicitons, mais je vous rappelle que plusieurs pays ont obtenu le l'opt out… et qu'ils n'appliqueront donc pas la charte. Très commodément, et pour raisons sociales et pour raisons fiscales, il suffit de passer en Angleterre pour se dispenser d'appliquer les normes de protection sociales !
En outre, on a pu constater que, même quand les normes sociales sont bien affirmées, la Cour de justice des Communautés européennes prend des décisions qui vont dans un autre sens, et c'est la encore une cause de pessimisme, monsieur Badré.
Vous dites, chers collègues de la majorité, que ce n'est pas le bon moment. Cet argument, nous l'avons beaucoup entendu, mais je ne crois pas que ce soit le plus fort, d'autant que je pense que c'est le meilleur moment,… précisément parce que la nouvelle Commission qui se met en place va devoir établir son agenda social, puisqu'il n'y a plus rien sur celui-ci, et notre message aurait dû avoir pour objet de lui demander d'inscrire ces questions en haut de cet agenda pour qu'elle ait de quoi réalimenter la « machine » à négocier.
Le vote que notre assemblée va exprimer va exactement dans le sens contraire ; nous avons donc manqué des occasions de dialoguer avec la Commission et de faire enfin jouer notre nouvelle responsabilité de parlement européen dans le domaine du contrôle et d'user de notre pouvoir de proposition en matière de politique européenne à l'égard de la Commission européenne. Sur tous ces points, cela aura été la soirée des dupes… (Applaudissementssur les travées du groupe socialiste.- Mme Annie David applaudit également.)