Le 19 novembre, j’ai introduit, au nom du groupe socialiste, un débat sur l’action de la France pour la relance économique de la zone euro.
Vous trouverez, ci-dessous, le compte rendu de mon intervention et de la réponse de Michel SAPIN, ministre des finances et des comptes publics.
M. le président. L'ordre du jour appelle le débat sur l'action de la France pour la relance économique de la zone euro, organisé à la demande du groupe socialiste et apparentés.
La parole est à M. Richard Yung, orateur du groupe auteur de la demande.
M. Richard Yung, au nom du groupe socialiste et apparentés. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'espère que ce débat rassemblera autant de sénateurs et de sénatrices que la proposition de loi tendant à favoriser le recrutement et la formation des sapeurs-pompiers volontaires ! Il a été inscrit à l'ordre du jour de notre assemblée à la demande du groupe socialiste, qui estime le moment opportun pour débattre d'un tel sujet.
Au cours des deux dernières années, la France n'a pas ménagé ses efforts pour réorienter la stratégie européenne de sortie de crise. Grâce à l'action du Président de la République et du Gouvernement, la croissance et l'emploi sont désormais au cœur de l'agenda européen. L'Europe et la zone euro n'ont plus l'austérité pour seul horizon.
Dès le mois de juin 2012, la France a obtenu qu'un pacte pour la croissance et l'emploi soit adopté par le Conseil européen. Il prévoit notamment une recapitalisation de la BEI, la Banque européenne d'investissement, une mobilisation des fonds structurels non consommés, ainsi que la création d'obligations liées à des projets. Le résultat a été, je dois le dire, un peu plus modeste que celui que l'on pouvait espérer.
La France a également défendu un budget pluriannuel privilégiant un équilibre entre croissance et sérieux budgétaire. Notre pays a aussi soutenu, avec d'autres, le projet de taxe sur les transactions financières et obtenu la révision de la directive relative aux travailleurs détachés. La France est également très active, et même moteur, en matière d'union bancaire.
Parallèlement à ces avancées, les conservateurs, majoritaires dans la zone euro et fortement représentés au sein de la commission Barroso, …
M. Jean Desessard. C'est dommage !
M. Richard Yung. On préférerait qu'il y ait plus d'écologistes, c'est certain !
Ces conservateurs, donc, ont mis en place des politiques d'austérité assez brutales, qui ont limité la mise en œuvre de mesures budgétaires contra-cycliques permettant de sortir du cycle de non-croissance. Ces politiques ont d'ailleurs, depuis lors, été critiquées par le FMI, le Fonds monétaire international, et par l'OCDE. La zone euro continue de pâtir de l'absence d'une véritable coordination des politiques économiques.
Une contrevérité souvent entendue concerne les supposées réformes du marché du travail allemand, dites « Hartz ». La droite, qui aime beaucoup la politique menée par M. Schröder, nous cite toujours celle-ci comme un modèle de vertu. Chacun choisit ses socialistes comme il peut !
La réalité, c'est que cette politique a eu peu d'effet sur l'économie allemande. La réunification, soit 16 millions d'Allemands supplémentaires, puis l'ouverture aux pays de l'Est, avec le marché que vous connaissez, mes chers collègues, ont offert une chance extraordinaire à l'industrie allemande des biens d'équipement, qui a su profiter du moteur extraordinaire qu'ont représenté ces évolutions. Telle est l'histoire de la grande prospérité allemande.
Aujourd'hui, la zone euro est toujours en panne de croissance, même si certains pays tirent leur épingle du jeu. On nous parle de l'Irlande, mais en passant sous silence ses choix fiscaux !
La maigre reprise enregistrée à la fin de l'année 2013 s'étant essoufflée, les prévisions de la Commission européenne ont récemment été revues à la baisse. La croissance du PIB de la zone euro devrait péniblement atteindre 0,8 % en 2014 et 1,1 % en 2015.
Au troisième trimestre, l'économie française, avec une croissance située entre 0,3 % et 0,4 %, a été légèrement plus dynamique que l'économie allemande. Elle a été soutenue – si j'ose dire – par la consommation des ménages et la dépense publique. On le constate, l'action publique est importante. On pourrait demander à M. Gattaz, toujours prompt à donner des leçons, ce que font, en matière d'investissement, les entreprises pour participer à cet effort, alors qu'elles bénéficient d'une baisse des charges de 30 milliards d'euros à 40 milliards d'euros.
Conséquence la plus grave d'une croissance atone, le taux de chômage continue de plafonner à un niveau record, situé entre 10 % et 11 %.
Plus que jamais, la menace de la déflation plane sur la zone euro. Je n'évoquerai pas ce point, qui sera développé ultérieurement. Je dirai simplement que l'exemple du Japon, qui se traîne depuis quinze ans avec une croissance oscillant entre 0 % et moins 2 %, mérite d'être médité. On a vu hier les décisions drastiques prises par le Premier ministre Shinzo Abe : dissolution de l'assemblée – mesure de politique interne – et, surtout, relance de la consommation des ménages par une politique de soutien extraordinairement forte. C'est au moins le quatrième ou cinquième plan de relance japonais, les précédents n'ayant pas permis d'enregistrer des résultats.
S'ils ne veulent pas connaître le même sort que le Japon, les pays de la zone euro doivent relever deux défis majeurs : relancer la croissance et éviter la spirale déflationniste.
Un nouvel assouplissement de la politique monétaire est nécessaire. Depuis quelques mois, tous les regards se tournent vers Francfort. Bien qu'il s'agisse d'une institution non pas de la zone euro à proprement parler, mais de l'Union européenne dans son ensemble, même si les Britanniques y jouent un rôle modeste, la Banque centrale européenne – la BCE – a concentré l'essentiel de ses efforts sur la zone euro. Elle a déployé un arsenal de mesures destinées à relancer le crédit aux entreprises et à conjurer le risque de déflation. Son objectif est d'injecter 1 000 milliards d'euros supplémentaires dans l'économie de la zone euro. Je salue ce volontarisme monétaire, soutenu par la France.
L'offensive de la BCE a débuté au mois de juin, lorsqu'elle a abaissé son principal taux directeur et instauré un taux d'intérêt négatif. Ainsi, les banques paient désormais la Banque centrale européenne pour y déposer leurs liquidés. C'est tout de même un mécanisme qui mérite réflexion ! On préférerait d'ailleurs qu'elles prêtent cet argent aux entreprises, ce serait plus utile !
La BCE a aussi pris des mesures non conventionnelles, à commencer par le lancement d'un nouveau programme de prêts à long terme aux banques, ou LTRO, Long term refinancing operations, de 400 milliards d'euros. Gageons que cette initiative permettra de doper réellement le crédit. On se souvient que lors des deux précédentes opérations de refinancement à long terme, en 2011 et 2012, les liquidités amassées à faible coût par les banques avaient été lucrativement réinvesties dans des obligations d'État, certaines très rémunératrices. Un tel dispositif est peut-être bon pour le financement de la dette des États, mais, là encore, on préférerait que cet argent soit investi dans les entreprises.
Lors de la première injection de liquidités, les banques européennes ont demandé 82,6 milliards d'euros. C'est décevant, puisque le double de cette somme était espéré. Toutefois, il y aura d'autres émissions d'ici à la fin de l'année qui seront, du moins je l'espère, plus soutenues.
Je constate par ailleurs que la BCE s'est timidement – oserai-je le dire ? – engagée sur la voie de l'« assouplissement quantitatif », technique utilisée par la Banque d'Angleterre, la Federal Reserve et le Trésor américain. Les choses ne sont pas comparables, pour de nombreuses raisons que vous connaissez, mes chers collègues. Le Trésor américain émet des bons du Trésor, que rachète la Federal Reserve, mais le marché est différent, puisque, aux États-Unis, l'essentiel du financement des entreprises se fait sur le marché financier, alors que dans notre pays il est opéré par les banques.
Afin de stimuler l'octroi de prêts aux PME, Mario Draghi a récemment lancé un programme de rachat massif de titres de dette adossés à des actifs, appelés ABS, et d'obligations sécurisées. Ce n'est pas du freinage, c'est au contraire une accélération, comparable à la titrisation. (Sourires.) La BCE pourra racheter sur les marchés des titres correspondant au compactage de créances bancaires : crédits à la consommation, prêts aux PME, prêts immobiliers. Les banques, qui verront leur bilan allégé, pourront ainsi accorder de nouveaux crédits.
Ce programme, qui pourrait porter sur quelque 160 milliards d'euros, vise à redynamiser le marché européen des ABS, actuellement au point mort. Je sais que la titrisation n'a pas bonne presse depuis la crise des subprimes de 2008, due à la titrisation abusive des banques américaines, en particulier dans le secteur immobilier. Mais il peut y avoir une « bonne » titrisation, que nous recherchons. À cet égard, j'estime que nous devons soutenir les efforts de la BCE pour recréer et redévelopper un marché européen de titrisation.
Ces mesures ont déjà contribué à faire chuter l'euro, qui vaut désormais 1,24 dollar. Cette baisse est bienvenue. Les entreprises s'en félicitent, car cette diminution donne une bouffée d'oxygène aux exportateurs de la zone euro.
Un nouvel assouplissement de la politique monétaire s'avère donc nécessaire. C'est ce à quoi M. Draghi semble préparer les esprits, sous la pression du FMI et de différentes organisations, favorables au programme de rachat d'obligations souveraines. Les banquiers parlent toujours de façon extrêmement déguisée, fidèles à l'adage « si vous m'avez compris, c'est que je me suis mal exprimé. » Il faut donc décrypter les messages des banques centrales.
Au demeurant, c'est le seul moyen d'augmenter de manière significative le bilan de la BCE. Je profite de l'occasion qui m'est donnée pour rendre hommage à M. Draghi, qui a fait une sorte de révolution copernicienne de la pensée, de la doctrine et de la pratique de la BCE. Vous le savez comme moi, la Bundesbank, laquelle n'est pas le moindre des acteurs au sein du Conseil des gouverneurs, est tout à fait hostile à cette démarche. En la matière, M. Draghi a donc fait preuve de courage et de détermination.
Une autre option envisageable consiste à mettre en place un programme de rachat d'obligations privées. Je parlais auparavant des obligations publiques, de dette d'État. J'ai cru comprendre que le gouverneur de la Banque de France, M. Christian Noyer, était réticent sur ce point. Nous devons le convaincre de l'intérêt d'une telle opération pour la Banque centrale européenne.
Cela étant, il nous faut aussi donner plus de flexibilité à la politique budgétaire. Pour que les États de la zone euro puissent relancer la demande et l'investissement public, ils doivent bénéficier d'une certaine souplesse dans la conduite de leur politique budgétaire. Telle est la réalité. C'est ce message, parfois bien reçu, d'autres fois critiqué, que s'est efforcé de transmettre M. le ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique. Et des pays comme l'Italie, notamment, peuvent suivre cette voie.
L'idée n'est évidemment pas de s'affranchir du respect des règles du pacte de stabilité et de croissance. On entend régulièrement parler de la barre des 3 % du PIB de déficit. Mais ce pourcentage date de 1992, des critères de Maastricht ! Il n'est donc pas nouveau ! Rappelons-nous d'ailleurs que, pendant une période, la France et l'Allemagne s'étaient mises d'accord pour ne pas le respecter ! Donc, on le constate bien, la flexibilité existe. Il faut réfléchir sur ces sujets…
En d'autres termes, le rythme de l'assainissement des finances publiques doit être adapté à celui de la mise en œuvre des politiques de relance et de lutte contre le chômage, élément principal. Car, au final, c'est la croissance qui permettra de résorber les déficits et les dettes publics. Je constate à ce propos que, aujourd'hui, l'OCDE et le FMI partagent cette conviction : que de chemin parcouru !
Je pense que nous devrions ouvrir un débat « franc et amical », comme l'on dit, avec nos partenaires allemands. Ceux-ci continuent à privilégier l'aspect « stabilité » du pacte au détriment de son aspect « croissance ». Récemment, le gouvernement de Mme Merkel a proposé de rendre plus contraignante la surveillance des budgets nationaux dans le cadre d'une négociation dite « politisée». Je ne sais pas exactement ce que cela signifie, mais on comprend que les discussions se déroulent en dehors de la Commission européenne, directement entre les gouvernements, et non entre la Commission et les gouvernements. L'intergouvernemental l'emporte donc encore.
Berlin a également évoqué des possibilités de sanctions. Je pense que nous devons discuter sérieusement avec nos amis allemands parce que cela ne va vraiment pas dans le sens de la politique que nous suivons.
La relance économique passe aussi par un renforcement de l'investissement.
Les Allemands ont fait un geste relativement important en la matière en mettant 10 milliards d'euros sur la table, comme l'a annoncé voilà quelques jours M. Schäuble. Ils pourraient sans doute faire plus. Néanmoins, cet effort est essentiel, tant pour l'Allemagne, qui souffre de sous-investissements – c'est une affaire intérieure allemande et il ne nous appartient pas de dire à notre partenaire que ses réseaux autoroutier et électrique sont quelque peu branlants –, que pour le reste de la zone euro. De surcroît, l'Allemagne a besoin de soutenir sa demande, d'autant que s'expriment dans ce pays des demandes fortes d'augmentation de salaire. Certes, il ne nous incombe pas de les soutenir.
Je me réjouis donc que le nouveau président de la Commission européenne ait repris l'idée de doter l'Union de nouvelles capacités financières, afin de relancer le cycle de l'investissement.
Le plan Juncker demeure encore flou à nos yeux. Deux questions doivent être tranchées : quels investissements seront financés par ces 300 milliards d'euros et quelles seront les modalités du financement ? Je ne développerai pas ce point, d'autres intervenants le feront ultérieurement, mais c'est un sujet marqué par l'urgence.
Évitons que ce plan ne fasse que recycler d'anciens projets, en matière énergétique ou autre, qui dormaient sans succès au fond des tiroirs. Il ne doit pas traîner en longueur : son financement ne doit pas rencontrer de difficultés. Il faut par conséquent trouver de l'argent frais et mobiliser des financements publics, afin d'attirer des investisseurs vers des projets prioritaires.
Pour ce qui concerne le financement en dette, on peut imaginer une mise à contribution de la Banque européenne d'investissement, dont il faudrait sans doute augmenter le capital. Mais le coefficient multiplicateur est assez fort en la matière, puisque pour atteindre 300 milliards d'euros de prêts sur trois ans, soit 100 milliards d'euros par an, il lui faudrait distribuer environ 30 milliards de prêts supplémentaires par an, ce qui nécessiterait une recapitalisation à due proportion.
Mais on peut aussi étudier la possibilité de développer les obligations liées à des projets déterminés – ce que l'on appelle les project bonds en anglais.
Une autre solution, dont on ne parle pas, mériterait d'être étudiée : la mobilisation du mécanisme européen de stabilité, le MES, dont la capacité de prêt est importante, de l'ordre de 450 milliards d'euros à terme. Or cet argent est inemployé. Les Allemands ne sont pas enthousiastes, arguant que ces fonds doivent justement servir à la stabilité. Mais, parallèlement, l'un des éléments de stabilisation est le retour à la croissance et à la prospérité. Je pense donc que l'on devrait aller dans cette voie.
Enfin, la relance économique nécessite un renforcement de la gouvernance.
Nous devons transformer la zone euro en véritable union politique, avec un président doté de responsabilités économiques et financières qui puisse impulser des initiatives en matière d'harmonisation fiscale. Car nous n'avançons pas du tout sur ce point, qu'il s'agisse de l'impôt sur les sociétés, ou de la taxe sur les transactions financières. (M. André Gattolin approuve.) Nous devons aussi trouver des dispositifs permettant aux parlements d'être associés à ce travail.
Nous traitons aujourd'hui d'un grand sujet et j'espère que nos idées seront plus claires à la sortie de cet hémicycle qu'à notre arrivée. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)
[…]
M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je me félicite d'avoir la possibilité de vous répondre et de vous exposer la position du Gouvernement sur la situation actuelle de la France au sein de l'Europe, qui est la zone dans laquelle nous avons choisi, d'un commun accord, de développer nos possibilités et de concevoir notre avenir.
Cher Richard Yung, je vous remercie d'avoir souhaité ce débat, qui se situe au cœur de l'actualité avec, d'une part, les difficultés que nous connaissons en France et en Europe, et, d'autre part, les discussions en cours au niveau européen. Ces dernières doivent déboucher, vers la fin du mois de décembre, sur des propositions dynamiques et efficaces – c'est du moins l'espoir que nous partageons tous.
En effet, l'Europe fait face à un risque économique majeur. Il ne s'agit plus de la crise des marchés financiers que nous avons connue en 2008, ni de celle des dettes souveraines et de la zone euro que nous avons affrontée à partir de 2010.
Non, nous faisons face ici à une autre menace, menace que peu d'observateurs avaient prévue jusqu'à ces derniers mois, et qui est pourtant bien là : je veux parler d'une croissance beaucoup trop faible, couplée à une inflation elle-même beaucoup trop faible, et du risque que cette situation ne s'installe dans une durée beaucoup trop longue. Cela aurait des effets désastreux, avec un chômage qui s'enracinerait – ici comme ailleurs – et un tissu économique et social qui continuerait à se déliter.
On cite souvent le Japon, qui est entré dans une spirale de ce type dans les années quatre-vingt-dix, et qui a beaucoup de peine à en sortir – je dirais même qu'il n'en sort toujours pas. (Marques d'approbation sur les travées du groupe socialiste.)
L'Europe devra-t-elle subir le même sort ? Faut-il seulement accepter qu'elle en coure le risque ? Évidemment, la réponse est non ! Car la première leçon de l'expérience japonaise, c'est que, au moment où l'on se rend compte de cette situation, il est déjà trop tard. Il faut donc agir immédiatement – il y a urgence ! – pour éviter de tomber dans cette spirale, en utilisant tous les leviers dont nous-mêmes et l'Europe disposons.
C'est une réponse en cinq axes que la France appelle de ses vœux, une réponse cohérente pour permettre à l'Europe de sortir par le haut de la crise actuelle : la politique monétaire doit être accommodante ; la politique budgétaire doit assurer la poursuite du redressement budgétaire sans étouffer la croissance ; les réformes de structure doivent nous permettre d'augmenter nos perspectives de croissance à moyen terme ; le plan d'investissement européen est appelé à constituer une réponse à court terme mais aussi à moyen terme ; enfin, comme cela vient d'être souligné, il nous revient de tracer un cadre européen rénové au vu des enseignements du passé.
Premier axe, la politique monétaire : avec 0,4 % en octobre, l'inflation en zone euro s'inscrit durablement dans une dynamique très inférieure à la cible de 2 % fixée par la Banque centrale européenne, et elle ne devrait pas rejoindre cet objectif avant 2017.
Beaucoup d'entre vous l'ont rappelé, la Banque centrale européenne, prenant la mesure de la situation, a annoncé en juin et en septembre des mesures sans précédent, avec de nouveaux achats d'actifs et une nouvelle séquence de prêts ciblés aux banques. Si ces annonces ont largement contribué à la détente du cours de l'euro depuis l'été, leur mise en œuvre n'agira que graduellement sur l'inflation et l'offre de crédits.
Deuxième axe, la politique budgétaire : la défiance des investisseurs au cœur de la crise des dettes souveraines a conduit les États à se lancer à partir de 2010 dans une consolidation massive et prolongée de leurs finances publiques. Si nécessaire qu'elle ait été pour restaurer la confiance et éviter la dislocation de la zone euro, cette opération – en particulier son caractère simultané dans la plupart des pays – a lourdement pesé sur la croissance. La Commission européenne l'a elle-même reconnu en évaluant la perte d'activité résultant de trois années de consolidation simultanée des comptes publics, de 2010 à 2013, entre 3 % et 8 % du PIB selon les États, avec 5 % pour la France.
Nous devons bien sûr poursuivre l'assainissement de nos finances publiques. Mais nous devons aussi éviter que le spectre d'une « troisième crise », conjonction d'une période prolongée de faible croissance et d'une inflation anormalement basse, ne se matérialise. À Brisbane, le week-end dernier, nos partenaires du G20 nous ont appelés à réagir, et Jack Lew, le ministre des finances américain, s'est publiquement inquiété du risque d'une « décennie perdue » en Europe.
La réponse réside dans une application intelligente de nos règles, en usant de leur flexibilité, qui assure justement leur adéquation à des situations variées et contribue donc à leur crédibilité.
Au-delà de ces enjeux de très court terme, il nous faut donc adapter le cadre de gouvernance budgétaire – notre logiciel commun –, qui ne doit plus être le logiciel de prévention du risque d'éclatement de la zone euro, mais un logiciel garant d'une croissance durablement équilibrée.
J'en viens au troisième axe, ce levier absolument indispensable que constituent les réformes de structure. Sous ce vocable, je ne désigne pas je ne sais quelles injonctions néolibérales : j'entends parler ici de réformes en profondeur des mécanismes de l'économie afin d'augmenter les possibilités de croissance pour l'avenir.
M. François Marc. Très bien !
M. Michel Sapin, ministre. Certains d'entre vous ont cité, à juste titre, l'accord national interprofessionnel sur l'emploi de 2012. Transcrit dans une loi, il constitue une réforme de structure évidente. (Marques de scepticisme sur quelques travées de l'UMP.)
Ces réformes de structure sont, elles aussi, discutées entre Européens – et elles doivent l'être. Mais nous devons accorder autant d'attention à ce que nous faisons pour créer les conditions d'une croissance plus forte qu'à ce que nous faisons aujourd'hui pour réduire nos déficits.
M. François Marc. Très bien ! !
M. Michel Sapin, ministre. Une monnaie commune crée des interdépendances et des intérêts communs. C'est vrai en matière budgétaire, certes, mais c'est tout aussi vrai des autres politiques économiques.
Je souhaite donc qu'il y ait plus de discussions et de coordination sur les orientations politiques des réformes, sur leur mise en œuvre effective et sur l'évaluation de leur impact, cela pour chaque pays ainsi que pour la zone euro dans son ensemble. Pour prendre un exemple, le mois dernier, l'OCDE a estimé que les réformes déjà engagées ou annoncées en France pourraient permettre, sur dix ans, une augmentation de la croissance potentielle – c'est-à-dire, la croissance de demain – de l'ordre de 0,4 point de PIB par an.
Les réformes que nous menons sont aussi essentielles que les améliorations budgétaires. Il faut d'ailleurs que la Commission, lorsqu'elle quantifie les efforts budgétaires recommandés à chaque pays, prenne non seulement en compte les effets de l'inflation et de la croissance, mais aussi, pour évaluer le potentiel de croissance, l'impact réel des réformes de structure.
Quatrième axe, le plan européen d'investissement dit « plan Juncker ». On constate aujourd'hui un manque cruel d'investissements en Europe. Que chacun garde bien ce chiffre en tête : aujourd'hui, dans la zone euro, l'investissement public et privé est inférieur de 16 % à ce qu'il était en 2007, avant la crise. Dans de nombreux pays – bien entendu en France, mais aussi en Allemagne –, la faiblesse de l'investissement est l'un des principaux éléments expliquant la faiblesse de la croissance et de la demande. C'est une menace non seulement immédiate, pour la croissance d'aujourd'hui, mais aussi différée, pour les perspectives de croissance de demain.
L'investissement, c'est en quelque sorte ce qui réconcilie offre et demande, ce qui réconcilie court terme et long terme. Le plan Juncker doit comporter un volet à court terme comprenant des projets qui puissent démarrer tout de suite, dès 2015. Mais, pour l'essentiel, les effets de ce plan ne se feront sentir que sur le moyen terme. Nous souhaitons que soient prioritairement concernés des secteurs aussi cruciaux et porteurs de croissance que, par exemple, l'économie numérique, les infrastructures énergétiques, les infrastructures de transport – là où elles peuvent encore manquer –, la transition énergétique, le tout en portant une attention toute particulière au tissu des PME et des ETI, les entreprises de taille intermédiaire.
Concernant le volet financier de ce plan d'investissement, une articulation doit être trouvée entre financements publics et financements privés. Il ne faut pas les opposer, bien au contraire : l'intervention publique doit débloquer des projets, attirer des capitaux privés en prenant une part du risque et donner une perspective de temps plus long, quand les investisseurs privés sont parfois affectés d'une certaine myopie.
Pour cela, il ne faudra pas oublier de recourir à des actions de nature réglementaire. Mais il est aussi besoin de ressources publiques, et, pour une initiative réellement ambitieuse, il sera nécessaire d'en mobiliser de nouvelles. Il faudra mieux utiliser le budget européen, les fonds structurels, mais je suis favorable à une réflexion sur l'utilisation d'autres outils de l'Union européenne dotés d'une capacité d'emprunt.
J'en arrive, enfin, au cinquième levier : nous devons nous placer dans des perspectives d'intégration pour donner cet avenir, ce devenir politique nécessaire à l'Europe que nous voulons.
Notre projet, certes, c'est l'Europe. Ce n'est pas seulement une question de projet politique, c'est aussi un enjeu économique de court terme : tracer une perspective pour le projet européen, c'est contribuer à redonner confiance dans ce projet, et donc à soutenir la reprise.
À cet égard, je souhaiterais insister sur l'existence de deux projets qui sont des chantiers immédiats pour la nouvelle Commission européenne. D'abord, l'harmonisation fiscale. (M. Richard Yung acquiesce.) Vous savez que j'ai l'ambition, d'ici la fin de l'année, de franchir une première étape pour la taxe sur les transactions financières européenne. Cette dernière sera non seulement un outil de lutte contre la spéculation, mais aussi la preuve qu'en matière fiscale des avancées, des coopérations renforcées sont possibles, malgré, par ailleurs, la règle dite « de l'unanimité ».
M. François Marc. Il y a en effet le Luxembourg…
M. Michel Sapin, ministre. Je fais confiance à la nouvelle Commission européenne pour porter cette ambition. Un premier chantier doit être lancé tout de suite, celui de la lutte contre l'optimisation fiscale des entreprises. À cet égard, je voudrais que la Commission formule très rapidement des propositions pour intégrer dans la législation de l'Union européenne l'ensemble des principes de l'agenda de travail de l'OCDE portant sur le sujet, connu sous l'acronyme « BEPS », pour base erosion and profit shifting, que ce soit en matière de transparence, d'imposition minimale des entreprises ou de pratiques dommageables.
Le second chantier est celui de l'intégration dans le secteur financier avec l'union des marchés de capitaux, qui entraînera également une indispensable harmonisation fiscale.
Monsieur le président, en conclusion, et pour respecter les termes de notre « contrat » (Sourires.), je voudrais rappeler que notre politique économique est cohérente avec notre vision européenne. Il ne s'agit pas de demander à l'Europe – contrairement au procès que certains ont voulu nous faire – plus de souplesse pour parer à une quelconque insuffisance des efforts nationaux, singulièrement en France. Nous avons trouvé des déficits creusés, et nous les réduisons. Depuis 2013, nous faisons ralentir la dépense publique comme cela ne s'est jamais vu en quinze ans. Enfin, nous menons des réformes que d'autres n'ont pas menées en dix ans, notamment pour restaurer la compétitivité de nos entreprises.
Mais nous devons être lucides sur la croissance européenne et sur les risques. Il est de notre responsabilité collective, aujourd'hui, d'appeler à une mobilisation de l'ensemble des leviers de croissance. Cela passe par une politique monétaire accommodante, une adaptation du rythme de consolidation budgétaire, un plan d'investissement ambitieux et des réformes qui assureront la croissance de demain. C'est ce que j'appelle, monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, prendre nos responsabilités, pour la France et pour l'Europe ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)