Le 25 juin, j’ai participé, dans le cadre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à l’audition Michel Barnier, chef de la « Task Force » chargée de la conduite des négociations sur les relations futures avec le Royaume-Uni.
Vous trouverez, ci-dessous, le compte rendu de ses propos liminaires.
M. Michel Barnier, négociateur en chef, directeur de la Task Force. - Merci de la fidélité de vos invitations, je n’oublie pas nos nombreux dialogues et je reste disponible pour le Parlement de mon pays, comme je le suis pour tous les parlements de l’Union européenne.
Nous sommes aujourd’hui à un moment névralgique de la négociation, après quatre rounds et avant le début du cinquième, qui sera intense et concentré, la semaine prochaine, pour essayer de donner une impulsion politique. Je rappelle que je conduis la négociation dans le cadre d’un mandat fixé par les vingt-sept gouvernements à l’unanimité et qui demeurera inchangé jusqu’au bout ; je travaille également sous le contrôle du Parlement européen, qui s’exprime par des résolutions, dont je tiens compte. Le processus de Brexit s’est engagé il y a quatre ans ; nous respectons cette décision souveraine et démocratique même si nous la regrettons et nous la mettons en œuvre étape par étape.
La première étape était institutionnelle et politique : elle consistait à quitter l’Union européenne en bon ordre. Comme tout divorce, c’est un processus coûteux qui crée beaucoup d’incertitudes sous-estimées et, selon moi, mal expliquées au Royaume-Uni. Cela a occupé les trois premières années de mon travail, qui a débouché sur un accord signé en octobre dernier puis ratifié par le Parlement européen et par les chambres des Communes et des Lords.
L’étape suivante est le Brexit économique et commercial. Nous avons, pour faciliter les choses, établi une période de transition assez courte, qui s’achève le 31 décembre de cette année. Il est possible, jusqu’au 30 juin, de la prolonger d’un commun accord d’un an ou deux ans, mais M. Johnson nous a dit qu’il n’était pas question qu’il le demande, alors que nous y étions ouverts. La négociation s’achèvera donc au 31 décembre, plus tôt, en réalité, car deux mois seront consacrés aux ratifications. Elle est donc limitée au 31 octobre.
Le 31 décembre, en toute hypothèse, le Royaume-Uni quittera l’union douanière et le marché unique, ce qui emporte beaucoup de conséquences. Accord ou non, des changements interviendront au 1er janvier prochain auxquels nous devrons être prêts. En effet, tous les produits entrant dans le marché unique sont rigoureusement contrôlés aux frontières extérieures, pour trois raisons : la protection des consommateurs, celle des budgets, avec les taxes et les tarifs imposés selon les provenances, et la protection des entreprises, avec la vérification de la régularité des produits au regard de nos normes et la lutte contre la contrefaçon. Nous allons donc effectuer ces contrôles, en toute hypothèse, quel que soit le sort des négociations. Nous y sommes obligés. Cela explique que la France ait créé 1 000 emplois nouveaux de douaniers ou de vétérinaires, comme les Pays-Bas, la Belgique ou l’Irlande. En plus des contrôles et des tarifs, devrons-nous imposer des contingentements ? C’est ce que dira la négociation. Si elle échoue et que nos relations retournent dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), nous appliquerons quotas et tarifs, et les Britanniques le feront également, créant ainsi une friction supplémentaire. Tel est l’enjeu de cette négociation. La déclaration politique, annexée à l’accord de retrait et approuvée par la ratification, décrit son cadre. Ce document a été agréé par M. Johnson, qui l’a négocié à la virgule et au mot près et engage ceux qui l’ont signé. Je rappelle régulièrement aux Britanniques que plus ils s’en écartent, plus la discussion sera difficile et plus le risque d’échec grandira. L’ensemble des nombreux sujets qui constitueront notre futur partenariat y est décrit. Si nous parvenons à réaliser ce projet, notre partenariat avec le Royaume-Uni sera sans précédent.
Plusieurs paragraphes de ce document sont consacrés à la politique étrangère, à la coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni et à la défense, ainsi qu’au développement, à la coopération avec l’Afrique, à la cybersécurité ou à l’espace. Les Britanniques m’ont toutefois indiqué, dès le début de cette nouvelle négociation, qu’ils ne souhaitaient pas discuter de politique étrangère et de défense. Peut-être est-ce à des fins tactiques pour nous placer en position de demandeur ? En tout état de cause, nous n’adopterons pas cette position. Une autre raison est peut-être plus idéologique : les Britanniques n’ont jamais nourri de passion pour la dimension politique de l’Union européenne, peut-être ont-ils voulu signifier qu’ils entendaient se concentrer sur leurs intérêts économiques ? Nous n’en parlons donc pas du tout pour le moment.
Dans les autres domaines, nos interlocuteurs s’écartent aussi beaucoup de la déclaration politique, ce qui est préoccupant pour nous. Ils sont concentrés sur les questions économiques et mettent en œuvre une double stratégie contraire à nos intérêts : ils cherchent à obtenir un statut très proche de celui d’un État membre, sans en avoir les contraintes, c’est le fameux cherry picking. Les négociations mobilisent 200 personnes de notre côté - comme du côté britannique - avec des experts de toutes les directions générales de la Commission. L’addition des demandes britanniques, claires ou subreptices, exprimées sur les onze tables de négociations parallèles, leur conférerait un quasi-statut de membre du marché unique, de l’union douanière et de Schengen, sans aucune des contraintes qui s’imposent aux États membres ni même aux États seulement membres du marché unique, comme la Norvège. Je leur ai répondu qu’il n’en était pas question ! Sur les règles d’origine, sur les reconnaissances mutuelles, sur les services financiers, sur la question des qualifications professionnelles, sur les flux de données, ou sur les échanges d’électricité, par exemple, les Britanniques veulent bénéficier des avantages propres aux membres sans contraintes ni engagements liés au droit et aux règles et à la Cour de justice de l’Union européenne. Ce n’est pas acceptable pour nous.
La deuxième partie de leur stratégie est de conserver un maximum de liberté. Ils ont choisi le Brexit pour pouvoir diverger, pour ne plus être soumis au marché unique, cet écosystème complet avec ses règles, ses supervisions et sa juridiction communes. Ils veulent retrouver leur pleine souveraineté pour pouvoir mener une compétition réglementaire. On peut le comprendre, à condition que cela ne se transforme pas en dumping systématique contre nous en matière sociale, environnementale, fiscale ou au titre des aides d’État. Ils entendent donc refuser toute forme de convergence réglementaire et j’observe que, sur les données, les services financiers, les aides d’État, nous ne connaissons même pas le nouveau cadre national britannique. Il en va de même s’agissant des normes alimentaires et même des indications géographiques. L’accord de retrait garantit pourtant la protection définitive, dans tous nos futurs accords commerciaux, du stock de 3 000 indications géographiques, mais, sous la pression des États-Unis, les Britanniques veulent maintenant rouvrir ce dossier. Il n’en est pas question. Nous n’avons aucune raison de sacrifier les intérêts à moyen ou long terme des consommateurs ou des entreprises européennes pour le seul profit de l’industrie britannique. Nous sommes disposés à trouver un accord, mais nous ne nous engagerons pas dans cette voie.
L’enjeu est donc grave. Au-delà de la future relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, cette question est symbolique : un pays qui quitterait l’Union européenne en en conservant tous les avantages sans aucune des contraintes et en gagnant la possibilité de faire de la compétition réglementaire à nos portes, cela emporterait, dans chacun de nos pays, les conséquences que vous imaginez sur le débat au sujet de l’Europe.
Le Royaume-Uni se trouve dans une situation unique par rapport à l’Union européenne par l’ampleur de nos échanges et notre proximité géographique ; c’est pourquoi nous imposons des conditions aux négociations que nous n’imposons pas à des pays plus lointains et moins importants pour nous. Nous ne pouvons pas lui permettre de devenir le hub d’assemblage du monde entier et de nous vendre sans quotas ni tarifs les produits qu’il aura assemblés, avec le label made in England. Soit nous ne concluons pas d’accord « zéro tarif, zéro quota », soit nous en concluons un, mais alors celui-ci ne pourra conduire à faire entrer dans notre marché des produits bénéficiant d’une dérégulation et composés de matières premières importées à bas coût et assemblées en vue d’une exportation chez nous. Derrière cette question, il y a des centaines de milliers d’emplois, c’est pourquoi nous serons déterminés jusqu’au bout : notre ouverture aux produits, aux services, aux données, aux personnes et aux entreprises britanniques sera proportionnée à ce cadre de level playing field.
La mise en œuvre de l’accord de retrait ratifié l’année dernière, dans lequel toutes les questions du divorce ont été intelligemment traitées, est liée à la négociation. S’agissant, en particulier, des citoyens, ce traité garantit la sécurité des droits de 4,5 millions de personnes, Européens vivant au Royaume-Uni ou Britanniques vivant dans l’Union européenne. Nous nous y attachons à garantir la conformité des procédures. Quatorze pays européens ont prévu une simple déclaration, treize autres des documents, les Britanniques ont, quant à eux, conçu une procédure écrite un peu lourde. Nous avons créé un comité conjoint sur ces questions, dont M. Michael Gove est en charge côté britannique et qui reviennent, en ce qui nous concerne, au vice-président de la Commission européenne, M. Maro efèoviè.
Le deuxième grand sujet qui pose plus de difficultés est l’Irlande, qui a fait l’objet de discussions jour et nuit avec Mme May puis avec M. Johnson, pour résoudre la quadrature du cercle. Le Royaume-Uni et la République d’Irlande se partagent la même île, dans laquelle, quand le Royaume-Uni quittera l’Union, il ne sera pas possible de construire une frontière. La paix est en effet trop fragile, elle n’a que vingt ans, et le Good Friday Agreement est très clair à ce sujet. Or nous avons une obligation de contrôle des marchandises : toute vache, tout animal vivant, tout produit arrivant de Grande-Bretagne à Belfast entre en Normandie ou en Allemagne, dans le marché unique. Nous sommes donc obligés de contrôler, mais nous ne pouvons pas le faire à la limite entre les deux pays. L’accord de retrait prévoit donc que le contrôle sera mené par les autorités britanniques au port et à l’aéroport de Belfast ainsi qu’à Dublin. C’est un accord pragmatique et technique, je sais que c’est un point sensible, mais il s’agit de contrôler des produits qui arrivent de Grande-Bretagne en Irlande du Nord, deux parties du Royaume-Uni. C’était la seule possibilité de garantir l’intégrité du marché unique : pas de frontière, all island economy, contrôles réguliers et application en Irlande du Nord du code douanier et de la politique d’aides d’État européenne. Il nous reste à nous assurer que les Britanniques font ce qu’ils doivent faire pour que cet accord soit opérationnel le 31 décembre, quelle que soit l’issue de la négociation commerciale. Nous sommes prêts à coopérer pour les y aider.
Nous pouvons trouver un accord ; notre intérêt commun est de disposer d’un socle intégrant le commerce, la pêche, le level playing field dans un même paquet, les transports routiers, ferroviaires et aériens, et, enfin, la sécurité intérieure. Tels sont les trois grands domaines dont nous discutons maintenant. Nous voulons mettre en place, entre ces accords sectoriels, une gouvernance horizontale, de manière à éviter le salami des négociations et à tirer les leçons de notre expérience avec la Suisse. Nous souhaitons donc que soit prévue une gouvernance à ces accords intégrant des procédures de dispute settlement communes.
Il reste quatre points de difficulté : le refus britannique d’avancer sur le level playing field, la pêche, qui est un sujet majeur car il conditionne l’accord de commerce, le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne pour les questions de sécurité intérieure et la gouvernance horizontale. Les Britanniques doivent comprendre que, s’ils veulent un accord, ils doivent bouger ; nous sommes prêts à le faire, mais jamais au détriment des consommateurs ou des entreprises du marché unique.