Le 3 mars, j’ai participé à un débat sur l’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.
Signé le 30 décembre dernier, cet accord fixe les règles applicables aux relations entre l’UE et le Royaume-Uni dans un certain nombre de domaines (échanges de biens et de services, propriété intellectuelle, marchés publics, aviation, transport routier, énergie, pêche, transparence fiscale, coordination en matière de sécurité sociale, coopération policière et judiciaire en matière civile et pénale, participation du Royaume-Uni à certains programmes européens moyennant le versement d’une contribution financière, etc.).
Appliqué à titre provisoire depuis le 1er janvier, il doit être approuvé par le Parlement européen d’ici à la fin du mois d’avril. Cependant, le 4 mars, le parlement de Strasbourg a annoncé le report de sa décision sur la date de son vote afin de protester contre la décision unilatérale du gouvernement britannique de décaler de six mois l’introduction, prévue fin mars, de contrôles douaniers sur les produits agroalimentaires arrivant en Irlande du Nord depuis la Grande-Bretagne. La Commission européenne considère, à juste titre, que cette décision unilatérale s’apparente à une « violation » du protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord, qui est annexé à l’accord de retrait. Pour la deuxième fois en l’espace de quelques mois, « le gouvernement britannique s’apprête à violer le droit international ».
L’accord va au-delà des accords de libre-échange traditionnels. Les avantages accordés au Royaume-Uni ne sont cependant pas comparables à ceux qu’il tirait de son statut d’État membre de l’Union. Il ne bénéficie plus de la libre circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. Pour ce qui concerne le transport de marchandises, les formalités douanières ainsi que les contrôles sanitaires et phytosanitaires ont été rétablis.
L’accord repose sur trois grands piliers :
- un nouveau partenariat économique et social (droits de douane nuls et absence de contingents sur toutes les marchandises conformes aux règles en matière d’origine ; conditions de concurrence équitable [clauses de non-régression] ; nouveau cadre pour la gestion conjointe des stocks halieutiques ; connectivité aérienne, routière, ferroviaire et maritime ; etc.) ;
- un nouveau partenariat pour la sécurité des citoyens (coopération en matière de lutte contre la criminalité et le terrorisme transfrontières ; suspension de la coopération en cas de violation par Londres de son engagement en faveur du maintien de son adhésion à la convention européenne des droits de l’homme ; etc.) ;
- un cadre de gouvernance global (supervision de l’application de l’accord par un conseil de partenariat composé de représentants de l’Union et du Royaume-Uni ; mécanismes contraignants d’exécution et de règlement des différends ; mesures de rétorsion intersectorielles en cas de violation de l’accord ; etc.).
Il importe de noter que la politique étrangère, la sécurité extérieure et la coopération en matière de défense ne sont pas couvertes par l’accord, qui ne règle pas non plus les questions relatives à l’asile et l’immigration.
S’agissant des services financiers, une déclaration commune annexée à l’accord prévoit l’établissement d’un protocole d’accord définissant le cadre d’une « coopération réglementaire structurée ». Le 1er janvier, les acteurs financiers britanniques ont perdu leur « passeport européen ». Leur accès au marché unique est désormais conditionné à l’obtention d’équivalences au périmètre restreint et facilement révocables. La Commission n’a pour l’instant accordé que deux équivalences. Saisie de vingt-huit demandes d’équivalence, elle a demandé au Royaume-Uni une série de clarifications supplémentaires, notamment sur la manière dont il entend diverger des règles européennes à l’avenir.
Le Premier ministre a récemment insisté sur la nécessité de veiller à ce que l’UE soit « en capacité de réagir rapidement et conformément à ses intérêts si des différends surviennent, notamment dans le domaine des conditions de concurrence équitable et la pêche ».
Vous trouverez, ci-dessous, le compte rendu de mon intervention et de celle du secrétaire d’État chargé des affaires européennes.
M. Richard Yung. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour une sorte de débat préalable à celui qui aura lieu au Parlement européen. En effet, il ne nous revient pas de nous prononcer sur l’accord qui a été trouvé : c’est le Parlement européen qui le fera. Cela n’empêche pas de formuler des remarques et de donner un certain nombre d’orientations.
C’est d’abord une bonne chose que nous ayons trouvé un accord. L’absence d’accord aurait été une catastrophe majeure pour les deux parties.
En même temps, le Brexit en lui-même est une mauvaise affaire.
Le Brexit est une mauvaise affaire pour le Royaume-Uni, qui perd les bénéfices des politiques communes, de sa participation au marché unique et à l’union douanière. Ses exportations vers l’Union européenne doivent être soumises aux différents contrôles douaniers et sanitaires. On voit déjà que la mise en œuvre de ces contrôles n’est pas chose aisée. Malheureusement, ces contrôles existeront aussi dans l’autre sens.
Les transports aériens et maritimes seront moins faciles, moins fluides. Pour le moment, le raccordement au réseau électrique est garanti, mais il est renégociable d’ici quelques années.
La vision, très XIXe siècle, de Boris Johnson est celle de la Global Britain : le Royaume-Uni au centre du monde et passant des accords de libre-échange bilatéraux avec un ensemble d’autres pays ou d’autres régions – les États-Unis, les pays du Commonwealth et l’Asie.
Pour l’instant, le succès de cette politique ne saute pas aux yeux et, pour ceux qui aiment le Royaume-Uni et la culture britannique, il est un peu triste de voir cette grande nation historique et culturelle se fixer aujourd’hui pour ambition d’être un petit îlot de libre-échange et de fiscalité facile aux côtés de l’Europe. Une telle ambition n’est pas digne de ce grand pays.
Le Brexit est aussi une mauvaise affaire pour la France. Le Royaume-Uni quitte les politiques communes, qui sont le cœur de la construction européenne : la politique extérieure et la politique de défense – si les accords de Lancaster House restent le cadre, qu’y restera-t-il à l’avenir ? –, les politiques coordonnées d’immigration et de droit d’asile.
Les plus optimistes peuvent espérer que la fin de la participation du Royaume-Uni aux décisions relatives aux politiques communes européennes cesse de freiner et de bloquer la mise en œuvre de ces dernières et nous permette d’avancer plus rapidement.
Plusieurs difficultés se trouvent devant nous.
Je pense d’abord au problème de frontière lié à l’application de l’accord concernant l’Irlande du Nord. Cette frontière est un peu difficile à appréhender, puisqu’elle se situe au milieu du bras de mer qui sépare le Royaume-Uni de l’Irlande du Nord. Concrètement, les contrôles sont réalisés à l’arrivée à Belfast par des groupes de douaniers britanniques, mais aussi européens.
Je veux pour preuve de cette difficulté le fait que les Britanniques eux-mêmes aient demandé la prolongation de la période de « grâce » – le mot est lourd de sens – jusqu’en 2023. On sent que ce sera l’un des points difficiles de l’application de l’accord.
Je pense aussi à la législation financière. Pour l’instant, la Commission européenne a été très prudente et n’a accordé que très peu d’équivalences financières, ces certificats qui permettent à une institution britannique d’exercer et d’offrir ses services au sein de l’Union européenne. Elle restera selon moi assez ferme.
Bien évidemment, les Britanniques s’en plaignent, même si c’est moyennement douloureux pour eux. Au demeurant, je me demande s’ils ne se réjouissent pas in fine de pouvoir développer leur propre législation financière, qui serait différente de celle de l’Union européenne et évidemment plus attractive, moins sévère, moins rude.
Les questions pendantes ont été évoquées.
Pour ma part, j’aborderai le problème de la propriété intellectuelle et des indications d’origine. Si j’ai bien compris, le stock existant sera validé, mais on ignore ce qui sera décidé pour l’avenir. Or les indications d’origine sont très importantes pour la France.
En conclusion, beaucoup dépendra de la volonté de réussir à trouver un accord que le Royaume-Uni voudra bien accepter. La France doit jouer un rôle majeur et montrer sa détermination à faire fonctionner l’accord et à garder de bonnes relations avec le Royaume-Uni. C’est dans son intérêt.
[...]
M. Clément Beaune, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes. Madame la présidente, monsieur le président Christian Cambon, monsieur le président Jean-François Rapin, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureux d’avoir l’occasion de répondre à vos nombreuses questions sur cet accord complexe. Vous avez rappelé la difficulté et la longueur de la négociation, témoignages de cette complexité. Je vais m’efforcer de vous répondre le plus précisément possible.
Je veux souligner à mon tour combien nous devons à Michel Barnier, le négociateur des vingt-sept États membres, qui a su préserver notre unité européenne et sauvegarder l’essentiel de nos intérêts fondamentaux. Il a incarné cette fermeté, cette unité européenne tout au long de la négociation.
C’est un long feuilleton qui s’est déroulé depuis le mois de juin 2016 et le référendum britannique, qui a sonné en Europe comme un choc. Voilà un peu plus de quatre ans, au moment d’entamer cette négociation, nous avons dû définir quels étaient les intérêts communs, les intérêts fondamentaux de l’Union européenne à vingt-sept. Ce signal d’unité a été donné à un moment où les Cassandre étaient nombreuses à penser, sans doute légitimement, que l’heure d’un délitement de l’Union européenne était venue à travers cette grande première d’un pays qui ne frappait pas à la porte de notre club pour le rejoindre, mais pour le quitter, après un référendum, expression de la souveraineté populaire, remporté avec une majorité sans appel.
Nous avions alors été extrêmement clairs sur la nécessité de préserver le marché intérieur, le marché unique et son fonctionnement, et de défendre – c’est notre intérêt, au-delà de celui de notre partenaire irlandais – la paix et la stabilité en Europe. Les accords du Vendredi saint sont fondés dans un enracinement européen : c’est grâce au marché intérieur et aux règles européennes que cette dissociation entre deux entités politiques et une entité économique avait été rendue possible, voilà un peu plus de vingt ans. N’oublions pas le rôle qu’avait joué notre cadre européen dans cet accord de paix.
La négociation s’est conclue en deux étapes : une première, qui a eu lieu à la fin de 2019, avec un accord de retrait dont nous ne devons pas, aujourd’hui encore, minimiser l’importance. Il a permis de régler durablement trois sujets.
Il s’agit tout d’abord des intérêts financiers de l’Union européenne. Le Royaume-Uni ayant été membre pendant plus de quarante ans de notre club, il lui incombe encore un certain nombre d’obligations financières qui s’étalent dans le temps et sur lesquelles nous serons évidemment vigilants.
Il s’agit ensuite des droits de nos citoyens. Comme l’ont notamment rappelé M. le président Rapin et M. Cadic, plus de 3 millions et demi d’Européens, dont plus de 300 000 Français, résident au Royaume-Uni. Nous avons garanti leurs droits : tous ceux établis depuis plus de cinq ans ne doivent pas voir leur situation ni leurs droits remis en question par ce choix britannique, même si des complexités demeurent. Cet accord de retrait les sécurise.
Il s’agit enfin de la question de l’Irlande, à travers un protocole, certes complexe, mais absolument nécessaire. Je veux être précis sur les développements récents, puisque nous allons vivre durablement avec ce protocole et ces complexités.
Les frictions que nous constatons parfois dans le commerce entre la Grande-Bretagne et l’île d’Irlande, et particulièrement l’Irlande du Nord, ne sont pas le résultat de ce protocole, qui protège, mais d’un choix britannique dont nous devons tirer des conséquences, en essayant de les minimiser pour l’Irlande et pour l’Union européenne, mais dont nous ne pouvons faire fi, comme si le Royaume-Uni était resté dans le marché unique, dans l’union douanière et dans l’Union européenne. Nous ne devons pas nous tromper quant aux responsabilités à cet égard.
Nous ne devons pas être dupes de l’activation de l’article 16 de l’accord sur le Brexit, brandie par les Britanniques quand, par maladresse, la Commission européenne a encadré les exportations de vaccins – ce qui était nécessaire, mais qui n’aurait pas dû être fait avec ce codicille supplémentaire. Il n’est dans l’intention de personne au sein de l’Union européenne, ni de la commission ni d’aucun État membre, de remettre en cause ce protocole. Nous devons être clairs : aujourd’hui, c’est aux Britanniques de l’appliquer intégralement ; et c’est l’application intégrale de l’accord qui peut permettre une discussion pragmatique sur d’éventuelles flexibilités, notamment pour les périodes de grâce. Nous ne devons pas inverser l’ordre des paramètres.
À l’instant où nous parlons, nous apprenons que le Royaume-Uni a déclaré vouloir unilatéralement prolonger les périodes de grâce, pour reprendre votre expression, monsieur le sénateur Yung, c’est-à-dire les périodes de flexibilité.
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Ça commence !
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. C’est évidemment illégal et inacceptable. C’est seulement dans le cadre d’une discussion, lorsque le respect du protocole aura été préalablement garanti, que nous pourrons envisager des flexibilités, mais certainement pas de manière unilatérale. Je tenais à le rappeler à cette tribune.
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Très bien !
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. En ce qui concerne la négociation, nous avons ensuite essayé de forger le cadre d’une relation future avec le Royaume-Uni : ce fut le dernier épisode – est-ce vraiment le dernier ? – de la fin du mois de décembre 2020 sur la question de la pêche et sur d’autres sujets de grande sensibilité.
L’accord trouvé le 24 décembre, qui doit encore être définitivement adopté, est protecteur des intérêts de l’Union européenne et de la France en particulier, conformément au mandat de notre négociateur, qui l’a tenu et que nous avons soutenu.
Cet accord de plus de 1 200 pages est protecteur de nos intérêts fondamentaux. Nous avons mis en place un système complexe qui garantit l’accès de nos bateaux aux eaux britanniques pour plus de cinq ans et six campagnes de pêche, jusqu’au 30 juin 2026. Ce système aboutit certes à une baisse progressive des quotas, et ce n’est pas une bonne nouvelle, mais nous avons su préserver l’essentiel.
Ce système doit également nous conduire à préparer « l’après ». Comme l’a souligné Michel Barnier devant votre assemblée, nous courons le risque, après juin 2026, d’entrer dans un système de décision unilatérale annuelle d’accès à leurs eaux par les Britanniques.
Mais nous avons d’autres leviers pour mener les futures négociations. Notre souhait est évidemment que l’accès aux eaux britanniques soit durablement maintenu, au-delà de ces cinq ans et demi, avec le niveau de quotas défini dans l’accord. Nous avons les moyens de défendre ces intérêts fondamentaux dans le cadre de l’accord.
Autre intérêt fondamental, le level playing field, ou les conditions de concurrence équitable, qui valent pour tous les secteurs économiques, y compris la pêche. Pour la première fois dans un accord à caractère économique et commercial, une capacité de vérification et de rétorsion a été prévue en cas de divergences sur des sujets fondamentaux – normes sociales, fiscales, alimentaires, sanitaires… Toute divergence réglementaire jugée significative peut donner lieu, de part et d’autre, à des mesures de compensation à la main de l’autre partie, sous le contrôle de différents mécanismes d’arbitrage, avec des délais encadrés.
C’est absolument fondamental pour que l’accès au marché unique accordé aux Britanniques ne se traduise pas, comme plusieurs l’ont souligné, par une stratégie de dumping, parfois appelée « Singapour sur Tamise ». Si la tentation existait, nous aurions les moyens de la contrer.
Cet accord présente aussi l’avantage d’avoir maintenu l’unité européenne. N’ayons pas, a posteriori, un romantisme du no deal. Il aurait conduit non seulement à une détérioration de notre relation avec le Royaume-Uni, que nous pouvions assumer, mais aussi à un risque de désagrégation européenne très fort. Sur de nombreux sujets comme la défense ou l’ambition climatique, nous avons durablement besoin de cette solidité européenne, que le Brexit n’a heureusement pas mise à mal.
Il importait enfin de trouver un cadre de coopération avec le Royaume-Uni. Comme plusieurs d’entre vous l’ont souligné, nous aurons besoin de lui, notamment en matière de sécurité et de défense, dans les années à venir. La géographie est têtue, le Royaume-Uni reste notre voisin ; l’histoire est aussi têtue et le Royaume-Uni reste notre partenaire, notre allié et notre ami.
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Tout à fait !
M. Clément Beaune, secrétaire d’État. Le Royaume-Uni reste lié à la France, à l’Union européenne et à l’Europe par des liens humains, affectifs, culturels et par des valeurs communes que nous partagerons encore. Il était important de ne pas se tourner le dos à l’issue de cette période de négociations difficiles.
Nous entrons maintenant dans une période de vérité. Nous devrons nous assurer avec vigilance et exigence du respect et de la bonne mise en œuvre de l’accord. La question de la pêche est un test : nous obtenons, parfois avec difficulté, mais avec détermination, les licences qui correspondent à l’accès aux eaux jusqu’en 2026. Il en manque encore une cinquantaine, principalement pour les pêcheurs des Hauts-de-France, dans la zone des six à douze milles. Nous les avons obtenues pour la zone économique exclusive et pour les îles de Jersey et Guernesey. Nous aurons encore à consolider et à compléter l’octroi de ces licences. Comme vous, je pense que c’est trop long, mais nous les obtiendrons.
Au-delà de ce système provisoire, nous devrons négocier, à la fin du semestre, un accord durable pour les cinq ans et demi qui viennent.
Il est nécessaire d’être vigilant sur l’exécution, mais aussi sur les conditions de concurrence équitable. Il reste encore beaucoup à faire. L’Union européenne à vingt-sept doit encore définir les mécanismes de suivi et de rétorsion.
La France a deux demandes à cet égard : tout d’abord la mise en place un système de suivi concret et d’alerte par les entreprises, par les opérateurs économiques, lesquels pourraient ainsi signaler toute difficulté, tout écart, toute divergence dans l’application de cet accord et le respect des normes. Vous avez raison, monsieur Bocquet, il n’y a pas d’alignement dynamique au sens strict, mais les divergences peuvent être recensées et sanctionnées. Encore faut-il que nous ayons un retour du terrain, notamment des entreprises. La Commission s’est engagée à mettre en place ce mécanisme de signalement que nous réclamons.
Notre deuxième demande, encore plus fondamentale, est l’instauration d’un mécanisme législatif de l’Union européenne pour nous permettre d’organiser nos procédures de réaction et de rétorsion – par des droits de douane, par exemple – en cas de divergences avec le Royaume-Uni. Nous devrions disposer de ces mécanismes au cours de cette année.
Je tiens à souligner que cet accord économique et commercial, qui intègre pour la première fois ce niveau d’exigence en matière de conditions de concurrence, peut servir de modèle à une réforme de la politique commerciale européenne à l’égard d’autres partenaires. Nous connaissons les débats, sur le respect des normes environnementales et sociales en particulier, que nous avons légitimement avec d’autres partenaires commerciaux plus loin dans le monde. La politique commerciale européenne mérite d’être réformée en s’inspirant de cet accord.
Vient enfin la question, vous l’avez souligné à plusieurs reprises, de ce qui ne figure pas dans cet accord. Cela ne veut pas dire que nous ne trouverons pas de solution de coopération, mais que nous devons y travailler.
J’ai évoqué avec peut-être avec trop de poésie ou de pudeur ces « incomplétudes ». Je m’excuse auprès du sénateur Guérini d’avoir employé ce terme : ce terme étant essentiellement utilisé en psychologie et en arithmétique, j’y voyais un augure pour nos futures relations avec le Royaume-Uni. Au-delà de ces considérations psychologiques, je suis prêt à assumer les termes de « carence » ou de « manque », s’ils sont plus clairs.
De quel domaine s’agit-il ? Beaucoup d’entre vous, en particulier le président Cambon, ont évoqué la sécurité et la défense. Disons-le clairement : notre relation bilatérale avec le Royaume-Uni est essentielle et ne sera pas mise à mal par le Brexit. Nous devons toutefois attendre que la poussière retombe : si la négociation a permis de construire une coopération, elle a aussi laissé un certain nombre de traces dans nos relations. Nous avons perdu des habitudes de travail en commun que nous devons retrouver. Je ne pense pas que nous les ayons perdues en matière de sécurité et de défense, notamment en matière opérationnelle, mais nous devons sécuriser cette relation, un peu plus de dix ans après les accords de Lancaster House et préparer un sommet bilatéral pour évoquer cette coopération dans les prochains mois.
Il faudra aussi définir un cadre de coopération, non pas seulement franco-britannique, mais euro-britannique, qui n’existe pas aujourd’hui. Ce sont les Britanniques qui n’ont pas souhaité intégrer cette dimension dans l’accord. Regrettons-le, mais travaillons sur la suite. La France a fait un certain nombre de propositions, dont certaines ont déjà eu une traduction concrète. Je pense notamment à l’initiative européenne d’intervention, cadre de coopération informelle entre armées en matière de planification, d’analyse des menaces. Le Président de la République l’a présentée dans son discours de la Sorbonne. Le Royaume-Uni y est associé. Nous devons sans doute aller plus loin dans ce cadre d’organisation de notre coopération de sécurité, de défense et de politique étrangère.
En mars 2019, le Président de la République avait proposé la création d’un Conseil européen de sécurité. Quel que soit le terme ou le format exact, il s’agit de mettre en place une structure de consultation régulière avec le Royaume-Uni pour répondre aux menaces extérieures ou discuter de sujets de politique étrangère sensibles comme ceux que nous voyons en Birmanie, en Chine, en Russie ou ailleurs. Nous devons coopérer avec le Royaume-Uni sur ces questions, nous coordonner. Ce type de format devra être défini dans les mois qui viennent, probablement à travers un sommet euro-britannique que nous devons encore inventer.
À côté des sujets de sécurité et de défense, les questions d’asile ne figurent pas non plus dans cet accord. Plusieurs options se présentent pour y travailler.
Tout d’abord, notre coopération bilatérale se poursuit. Quelques jours avant la conclusion de l’accord sur la relation future, les ministres de l’intérieur français et britannique ont signé un nouvel accord de coopération avec un renforcement des financements britanniques pour les actions que nous menons sur la côte, en particulier dans les Hauts-de-France. Sans doute ces actions de coopération en matière de renseignement et d’interception sont-elles encore insuffisantes, mais nous devons continuer de travailler. C’est ce que fait Gérald Darmanin.
Sur les questions spécifiques d’asile, notamment celle du retour, puisque nous ne sommes plus dans le cadre du règlement de Dublin, nous avons la voie d’un accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ou celle d’un accord bilatéral. Il me semble que la plus pragmatique serait celle d’un accord bilatéral spécifique pour que les règles de reconduite soient similaires à celles de Dublin.
Parmi les incomplétudes ou les manques, la question de la protection des données et celle des services financiers ont été soulevées par plusieurs intervenants. Ces deux sujets, très différents, relèvent de compétences unilatérales de l’Union européenne. C’est donc aussi un levier de négociation, raison pour laquelle nous n’avons pas souhaité les inclure dans l’accord. C’est à l’Union européenne d’évaluer, à tout instant, si la législation britannique assure une protection équivalente aux opérateurs européens en matière de régulation financière et de protection des données personnelles.
La Commission européenne est en train de conduire ces deux évaluations. En ce qui concerne la protection des données, il semble que le Royaume-Uni soit suffisamment protecteur et que l’équivalence sera garantie. Le transfert de données pourra ainsi être maintenu dans les deux sens.
Les choses sont moins claires en matière financière. Le Royaume-Uni pourrait suivre une stratégie potentielle de déréglementation. Ce risque existe, raison pour laquelle nous devons conduire, dans les prochains mois, une évaluation sur ce qu’envisage le Royaume-Uni en matière de services financiers. Nous ne donnerons accès à notre marché que produit par produit, segment financier par segment financier, si nous obtenons des garanties sur une réglementation financière aussi protectrice que la nôtre. Tel n’est pas le cas aujourd’hui.
Dans ces deux domaines, les décisions européennes sont révocables, puisqu’unilatérales. La Commission européenne évaluera « en continu » si les Britanniques restent à un niveau de protection équivalent à celui de l’Union européenne.
Comme vous l’avez souligné, monsieur Allizard, je regrette que rien ne figure dans cet accord sur la coopération étudiante, notamment pour le programme Erasmus. C’est un choix britannique. Cela n’empêchera pas probablement d’autres coopérations en matière académique, scientifique, étudiante, à l’avenir. C’est notre intérêt commun. À court terme, nous devons renforcer notre programme Erasmus, notre programme Horizon Europe en matière de recherche dans l’Union européenne, avec des pays tiers qui cherchent à s’y associer. C’est ainsi que nous faciliterons la mobilité de nos étudiants et le financement de notre recherche.
Vous l’avez souligné par différentes formules, tout aussi évocatrices, le Brexit aurait pu sonner le début d’un délitement européen. Ce ne fut pas le cas. Au contraire, l’Union européenne s’est renforcée : toutes les enquêtes d’opinion, toutes les élections qui ont eu lieu depuis, montrent le recul des forces qui défendent la sortie de l’union monétaire ou de l’Union européenne. Mais il ne faut pas nous rendormir. Le Brexit a été un signal d’alarme, un choc, qui a réveillé l’Europe. Nous avons démontré, dans cette négociation, notre capacité à défendre notre unité – peut-être au-delà de ce que nous espérions –, notre capacité à imaginer.
Je suis convaincu que le plan de relance européen, qui a été acté voilà neuf mois, n’aurait jamais été possible sans le Brexit. Les Britanniques s’y seraient sans doute opposés, mais surtout, la conscience d’une action européenne forte n’aurait pas été aussi nette.
Nous avons consolidé notre unité et témoigné de notre force. Nous devons maintenant démontrer notre agilité face au Brexit et à ce que d’éminents responsables politiques auraient appelé, en d’autres temps, des « expérimentations hasardeuses ». Nous devons prouver que l’Europe est suffisamment réactive et créative pour que son action collective soit non pas un handicap, mais au contraire un atout et une force. Nous avons tous les moyens pour y parvenir.
Je reprendrai pour terminer la formule utilisée par le nouveau président du Conseil Mario Draghi devant vos homologues du Sénat italien : « Il n’y a pas de souveraineté dans la solitude. » C’est à l’Union européenne de le démontrer, en renforçant, au-delà du Brexit, non seulement sa capacité de coopération avec le Royaume-Uni, parce que nous ne serons forts qu’ensemble, mais surtout ses procédures et ses politiques, pour relever de nouveaux défis. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, Union centriste et Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)