Le 17 février, j’ai participé, dans le cadre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à l’audition de Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d’Allemagne en France.
Vous trouverez, ci-dessous, le compte rendu des propos liminaires de M. Lucas et de mon intervention.
M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d’Allemagne. - Je suis ravi de m’entretenir avec les sénateurs sur la relation franco-allemande. À mes yeux, notre coopération est plus confiante que jamais, et sans équivalent dans le monde. Nous pouvons donner un élan au projet européen afin de sortir l’Europe de la crise et de bâtir sa souveraineté. À ce titre, nous progressons dans le domaine de la sécurité et de la défense.
En matière de coopération industrielle de défense, la Chancelière et le Président de la République la considèrent comme un pilier de la souveraineté européenne. L’Allemagne a intérêt à voir aboutir les grands projets SCAF, MGCS et Eurodrone, mais encore faut-il assurer une participation égalitaire de nos deux pays. Malgré la crise sanitaire, les prochaines échéances des projets MGCS et SCAF devraient être respectées, même si les négociations ne sont pas terminées.
Le projet d’avion de patrouille maritime, qui devrait voir le jour en 2035, revêt également un caractère prioritaire. Les études de faisabilité sont en cours.
Les discussions de la coalition allemande sur l’Eurodrone devraient trouver une issue favorable au printemps prochain. L’accord sera ensuite soumis au Bundestag, ce qui sécurisera son financement.
La capacité opérationnelle de l’hélicoptère Tigre doit être préservée, mais la question de sa disponibilité mérite d’être éclaircie.
Je salue l’engagement de la France au Sahel, dont la stabilité est vitale pour l’Europe, ainsi que la mémoire de vos soldats qui ont perdu la vie dans l’opération Barkhane. Sur ce dossier, l’Allemagne a une approche globale, à la fois militaire et politique. Pour nous, seul un accord politique permettra de stabiliser la région ; c’est l’objet du partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S), porté par l’Allemagne et la France. À la suite du sommet de N’Djamena, nous attendons un sursaut civil pour consolider les succès militaires ; nous sommes prêts à y contribuer.
Nous avons mis à disposition des moyens importants au Sahel, pas seulement au titre de notre aide publique au développement.
Notre contribution militaire s’opère à travers des programmes de conseil, de formation et d’équipement. En outre, jusqu’à 1 100 soldats allemands et 20 policiers sont déployés auprès de la Minusma - soit le principal contingent européen -, auxquels s’ajoutent jusqu’à 450 soldats affectés à la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali). Enfin, nous avons formé les forces spéciales nigériennes, nous apportons un soutien aérien logistique aux forces françaises à Niamey, et nous prévoyons de créer un nouveau centre de formation au Mali.
En revanche, pour des raisons constitutionnelles, nous ne pouvons pas participer militairement à la task force Takuba. En effet, aux termes de la loi fondamentale allemande, nos forces armées ne peuvent être engagées que dans le cadre d’alliances existantes telles que l’OTAN, l’ONU ou l’Union européenne. Or Takuba est une coalition ad hoc, ce qui nous empêche d’y prendre part, bien que nous soutenions l’initiative sur le plan politique.
La souveraineté européenne était la priorité de la présidence allemande du Conseil de l’Union. À ce titre, nous avons travaillé sur la boussole stratégique afin de redéfinir l’ambition européenne en matière de sécurité, ainsi que sa capacité d’engagement ; le fonds européen de défense, qui est une initiative franco-allemande, participe à cet objectif. Pour notre propre sécurité, il convient d’augmenter nos dépenses militaires, tout en revitalisant nos relations transatlantiques - ce qui ne nous semble pas contradictoire. Les États-Unis constituent en effet un allié incontournable, particulièrement en matière de dissuasion nucléaire. L’administration Biden souhaite se réengager sur des sujets d’intérêt mutuel - climat, lutte contre la pandémie, Chine, Balkans occidentaux, Iran, Russie, Turquie -, dont l’agenda mérite d’être examiné.
Le président Cambon a évoqué le Brexit, dont l’accord a été conclu dans les tous derniers jours. Jamais l’Union européenne n’a conclu un accord aussi complet avec un État tiers, tout en préservant l’intégrité de son marché intérieur. Bien que les Britanniques souhaitent adopter une approche pragmatique - par exemple sur le dossier iranien -, un cadre structuré mériterait d’être défini.
S’agissant de nos relations avec la Russie, notre discours vis-à-vis de Moscou doit être clair, en suivant une double approche : fermeté des sanctions, et ouverture au dialogue. La balle est désormais dans le camp russe. Les chefs d’État européens, de même que leurs ministres des affaires étrangères, vont prochainement s’entretenir de cette question.
Nous préconisons la même approche s’agissant de la Turquie. C’est un allié aussi compliqué qu’important, mais son attitude en Méditerranée orientale doit évoluer. Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, proposera un plan lors du prochain Conseil européen. Néanmoins, les pourparlers entre la Turquie et la Grèce me paraissent encourageants.
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M. Richard Yung. - Notre collègue Gilbert Roger vous posait la question de savoir ce que l’Allemagne demandait à la France, mais j’inverse la question. Je crois pouvoir dire que, sur le Sahel, nous reviendrons vers vous parce que la présence française au Sahel concerne non seulement la France, mais aussi l’ensemble de l’Europe et même l’ensemble du monde, puisqu’il s’agit de combattre le terrorisme - dont l’Allemagne a d’ailleurs été victime à plusieurs reprises. Nous reviendrons donc certainement vers vous et vers d’autres pays européens pour demander un soutien plus fort. Il y a un débat en ce moment en France sur la stratégie future de l’opération Barkhane ; l’idée de réduire le nombre de militaires envoyés a été évoquée ; pour l’instant, elle ne semble pas devoir s’appliquer. Mais, d’ici un an ou un an et demi, la discussion reviendra.
Je voulais vous poser une seconde question - la première était plutôt une observation -, sur la coordination du droit européen des affaires. Il existe en effet un projet consistant à coordonner et intégrer davantage nos législations en matière de droit des affaires, ce qui est assez vaste - cela couvre le droit commercial, le droit des affaires proprement dit et même le droit des successions, par exemple. Ceci a été repris dans le traité d’Aix-la-Chapelle. L’idée est évidemment d’intégrer nos deux marchés et nos deux législations. Est-ce que vous pouvez nous informer sur l’avancée de ce projet ?
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M. Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d’Allemagne. - Concernant la présence allemande au Sahel, j’ai essayé de montrer qu’elle est déjà très substantielle, et il ne faut pas oublier que ce n’est pas notre seule présence militaire. On est encore très fortement engagé en Afghanistan - l’Allemagne est le deuxième fournisseur de troupes en Afghanistan -, en Lituanie - on mène un bataillon de combat -, dans les Balkans, en Irak aussi. Dans ce contexte, notre présence militaire au Sahel est déjà très significative. Il y a un vrai changement de paradigme dans la discussion en Allemagne. On reconnaît vraiment le Sahel comme représentant un défi stratégique, pas seulement pour la France, mais aussi pour l’Allemagne et pour l’Europe. C’est la raison pour laquelle on a, d’une manière assez substantielle, élevé le niveau de notre engagement sur les plans civil, militaire et aussi financier, et cette discussion continuera. En ce qui concerne la MINUSMA, l’Allemagne est le fournisseur le plus important au niveau européen. Il y a donc là une évolution, et cette discussion va continuer. Si on regarde les engagements militaires de l’Allemagne, il faut regarder l’image complète. Il est important pour nous de voir ce que nous pouvons faire, quelles sont nos capacités.