Séance du 2 février, 20h30
M. le président. Nous reprenons la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, relatif à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Richard Yung.
M. Richard Yung. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat sur l'immigration, le président Sarkozy le veut pour occuper la scène médiatique et le journal de 20 heures. (Protestations sur les travées de l'UMP.)
MM. Roland Courteau et Jean-Pierre Sueur. Eh oui !
M. Richard Yung. On sait très bien qu'il s'agit de cela !
Le Président de la République veut poursuivre le cap fixé par son discours de Grenoble. C'est à ce moment-là et en ces termes qu'il a conclu à l'échec de la politique française d'intégration : « nous subissons les conséquences de cinquante années d'immigration insuffisamment régulée qui ont abouti à un échec de l'intégration. »
Les 98 % de résidents d'origine étrangère qui travaillent en France et vivent en paix dans notre pays apprécieront. Ils sont ainsi désignés comme boucs émissaires, en raison des parallèles effectués entre la délinquance et les difficultés d'intégration, d'une part, et l'immigration, d'autre part. Et suivent les propositions de déchéance de nationalité, puis tous ces beaux amendements proposés par des collègues de l'Assemblée nationale relatifs aux restrictions à l'accès aux soins, aux mariages gris.
Ce n'est pas la lutte contre l'immigration illégale qui vous intéresse. Comme vous le savez, le présent projet de loi est le sixième texte législatif portant sur le même sujet depuis 2002 ; je n'énumérai pas ces textes, Mme Assassi l'ayant fait précédemment. Le projet de loi que nous examinons sera, lui aussi, inefficace : en effet, le nombre des immigrés illégaux en France, même s'il est difficile d'obtenir des chiffres précis, s'établit toujours entre 300 000 et 400 000.
Vous prétextez la transposition, certes nécessaire, de trois directives européennes – les directives Retour, Carte bleue, et celle qui prévoit la fixation de normes contre le travail illégal – pour faire passer de nombreuses mesures, qui soit ne figurent pas dans ces textes, soit vont bien au-delà de ce qu'exigent ces derniers.
Pour notre part, nous resterons fidèles à nos principes et défendrons une immigration acceptée, reconnue pour son apport au pays et à l'économie, mais néanmoins contrôlée.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Ah ! Quand même !
M. Richard Yung. Bien sûr ! Nous n'avons jamais défendu l'immigration illégale !
M. Brice Hortefeux, ministre. Alors il faut en tirer les conséquences !
M. Richard Yung. Nous mènerons également une lutte ferme contre les patrons qui offrent des emplois au noir, ce qui signifie un renforcement significatif des moyens de contrôle ; la lutte contre les filières clandestines ; la régularisation des sans-papiers au cas par cas, il faut avoir le courage de le dire, et une politique forte d'encouragement à l'intégration.
Vous aimez dire, monsieur le ministre, que les autres pays européens suivent la même politique que vous,…
M. Brice Hortefeux, ministre. Oui, en plus dur !
M. Richard Yung. … de façon un peu malicieuse, me semble-t-il, à l'égard de certains gouvernements sociaux-démocrates ! (Sourires.)
M. Richard Yung. Mais peut-être ai-je tort ?
M. Roland Courteau. Vous avez bien fait de déceler cela, au contraire !
M. Richard Yung. La réalité est bien différente : pour le moment, quatorze États n'ont pas transcrit les directives et, comme d'habitude, le Royaume-Uni s'est mis à l'écart.
Si l'on regarde plus attentivement la situation de deux pays qui connaissent une immigration importante, que constate-t-on ?
En Espagne, M. Zapatero – un social-démocrate, je le reconnais – a déclaré le 8 avril 2008 : « L'immigration est une opportunité et un phénomène structurel qui joue un rôle fondamental dans le développement économique et pour les retraites. »
En Allemagne, Mme Merkel – qui n'est pas suspecte d'être sociale-démocrate – a continué la politique de ses prédécesseurs : elle a mis en place un titre de séjour de longue durée fusionné avec l'autorisation de travail ; elle a souhaité rendre plus attractif le territoire allemand pour l'accueil des travailleurs qualifiés – il s'agissait d'un avant-projet de carte bleue ;…
M. Brice Hortefeux, ministre. C'est exactement ce que nous faisons !
M. Richard Yung. … elle s'est efforcée d'intégrer les étrangers par le biais d'un plan élaboré collectivement lors d'une conférence regroupant toutes les parties prenantes et prévoyant cent cinquante mesures, ainsi que leur suivi.
Vous le constatez, on passe d'une immigration présentée comme honteuse, stigmatisée et rejetée, à une immigration assumée, valorisée, organisée. Telle est la différence !
M. Brice Hortefeux, ministre. Je ne vois pas la différence sur le fond !
M. Richard Yung. En réalité, vous êtes contraint de faire preuve de pragmatisme en régularisant au fil de l'eau. En 2009 et 2010, plus de 20 000 migrants sans papiers ont été régularisés dans la plus grande discrétion : il ne faut surtout pas en parler !
M. Brice Hortefeux, ministre. Il s'agissait de régularisations au cas par cas, comme nous l'avions annoncé !
M. Richard Yung. À chaque projet de loi, son bouc émissaire. Le texte que nous examinons aujourd'hui est le fruit de l'irritation du Président de la République face au prétendu laxisme des juges judiciaires, qui feraient obstacle aux expulsions des migrants en situation illégale.
Afin de rendre inopérante l'intervention du juge des libertés et de la détention, il était initialement proposé à l'article 37 d'inverser l'ordre d'intervention des juges judiciaire et administratif.
Or de telles dispositions ne sont aucunement prévues par la directive Retour. Elles sont prétendument motivées par la recherche d'une plus grande efficacité. Toutefois, si l'on y regarde de plus près, dans la mesure où la responsabilité du juge administratif et celle du juge judiciaire sont tout à fait distinctes et clairement déterminées, l'ordre d'intervention de ces deux magistrats importe peu.
Ces dispositions ont été supprimées en commission sur notre initiative. Voilà qui montre clairement que le souci de la défense des libertés est partagé par de nombreux sénateurs, il faut le reconnaître, et qu'il n'est donc pas le monopole du groupe socialiste.
Les autres mesures qui marginalisent le juge des libertés et de la détention et limitent son pouvoir de contrôle, par la purge des nullités ou par le jeu des irrégularités formelles, ne sont pas beaucoup plus acceptables.
Enfin, de nombreuses dispositions du projet de loi tendent à banaliser l'enfermement des étrangers sans papiers.
Tel est le cas, notamment, de la création de zones d'attente, que l'on qualifie de « sac à dos » pour montrer leur caractère relativement mobile et qui sont destinées à freiner l'arrivée dite « massive » de migrants.
Soucieux de respecter le principe constitutionnel de légalité, le rapporteur a précisé les conditions de création de ces zones d'attente. Cependant, les modifications adoptées en commission ne répondent pas au principe de nécessité. En effet, rien ne justifie l'extension du recours à cette fiction juridique, si ce n'est la volonté du Gouvernement de faciliter l'expulsion d'étrangers qui pourraient prétendre au statut de réfugiés.
Il en est de même de l'extension de la durée maximale de rétention administrative de trente-deux à quarante-deux ou quarante-cinq jours, selon la version du projet de loi considérée. Vous avez tenté de justifier tout à l'heure cette mesure, monsieur le ministre, en affirmant que, certes, vous aviez précédemment déclaré y être hostile, mais que, comme certains pays tardaient à donner leur accord pour les visas, il était raisonnable d'étendre cette durée maximale de rétention.
Le plus clair en l'espèce, c'est que ceux qui se trouvent en rétention y resteront dix ou treize jours de plus ! Et je ne pense pas que cette disposition changera quoi que ce soit au nombre des personnes qui seront en situation d'être renvoyées dans leur pays d'origine.
L'une des mesures les plus inacceptables du texte est sans aucun doute l'institution, à l'article 23, d'une procédure d'interdiction de retour sur le territoire français. Cette disposition marque à la fois la résurgence de la double peine, l'ancienne obligation de quitter le territoire français, et la création d'une forme de bannissement. On se croirait chez Dostoïevski, dans les Souvenirs de la maison des morts !
Il s'agit d'une mesure de bannissement, puisque, pendant une durée qui peut aller de deux à cinq ans, la personne concernée se voit interdire le retour dans tout pays de l'Union européenne.
Naturellement, on peut comprendre cette mesure si elle s'applique à des assassins abominables,…
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Tout de même !
M. Richard Yung. … mais les personnes concernées n'entrent pas toujours dans cette catégorie. (Exclamations sur les travées de l'UMP.)
M. Brice Hortefeux, ministre. Ce sont des assassins sympathiques… (Sourires sur les travées de l'UMP.)
M. Richard Yung. Mais oui ! Même si l'expression « assassins abominables » paraît redondante, peuvent être concernées des personnes qui ont une famille, dont elles seront séparées. La cellule familiale va alors exploser : les enfants et la mère resteront en France, le père partira.
En outre, dans le pays d'origine, les circonstances peuvent très bien évoluer : la sécurité de l'étranger est susceptible d'être mise en cause, soit à titre personnel, soit parce que règne une situation de guerre civile ou de guérilla – nous connaissons tous de pareils cas.
Par conséquent, interdire à l'étranger toute possibilité de retour, c'est lui infliger une peine effroyablement lourde, et nous ne soutiendrons évidemment pas cette disposition. En outre, l'interdiction de retour sur le territoire français relèverait de la seule autorité préfectorale et ne serait pas fondée sur une condamnation pénale prononcée par un juge judiciaire.
Comme mon temps de parole est presque écoulé, je conclurai mon intervention en évoquant les dispositions relatives aux normes contre l'emploi d'étrangers sans titre de travail, auxquelles nous sommes favorables. Le chapitre du projet de loi qui leur est consacré est important. Toutefois, nous craignons qu'il ne soit pas vraiment appliqué, parce qu'il faudrait pour cela organiser des contrôles, assurer le suivi des entreprises et mettre en œuvre la répression nécessaire. Or l'expérience nous a appris que, jusqu'à présent, il s'agissait là de points faibles de l'action publique.
Monsieur le ministre, le présent projet de loi me conduit à affirmer que votre politique, qui repose sur l'amalgame entre immigration et délinquance, sera à l'origine de nombreux drames humains. Elle tourne le dos à la tradition française et vide de son sens le beau terme de « fraternité » présent dans notre devise nationale.
Pour toutes ces raisons, vous le comprendrez, nous ne soutiendrons pas ce projet de loi et présenterons des amendements qui seront essentiellement de suppression. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)