Vous trouverez ci-après une lettre ouverte de plusieurs personnalités du monde économique et social sur la politique d’immigration et d’asile du Gouvernement.
Ces personnalités ont en commun d’avoir soutenu l’élection et la politique d’Emmanuel Macron.
Je dois dire que je me sens proche des positions exprimées dans cette lettre ouverte.
Par Laurent Berger (secrétaire général de la CFDT), Thierry Pech (directeur général de Terra Nova), Jean Pisani-Ferry (professeur à Sciences Po), Jean-François Rial (PDG du groupe Voyageurs du monde) et Lionel Zinsou (président de Terra Nova).
Monsieur le Président de la République, de votre projet, nous avions retenu que nous aurions une politique de l’asile stricte, mais exemplaire : que sous votre autorité la France veillerait à ce que le droit d’asile ne soit pas détourné de son objet, et que, dans le même temps, elle accorderait sa protection à celles et ceux qui sont légitimes à la demander.
Les Français pour qui la protection des persécutés ne fait qu’un avec la vocation historique de notre pays pensaient trouver là un motif de fierté. Ils accueillirent donc avec joie votre profession de foi « universaliste » à Orléans le 27 juillet 2017. Ils saluèrent votre promesse d’une France où plus personne ne dormirait « dans la rue, dans les bois » et où l’on ne chercherait plus à dissuader quiconque d’exercer son droit à la protection. Comme ils avaient salué, quelques mois plus tôt, votre coup de chapeau à l’Allemagne de Madame Merkel qui, disiez-vous alors, avait sauvé la « dignité collective » de l’Europe en accueillant plus d’un million de réfugiés. Enfin, ils approuvèrent votre souci de raccourcir les délais de procédure des demandes d’asile. Bref, à leurs yeux comme aux nôtres, et dans une assez grande diversité de sensibilités, votre présidence se plaçait sous les auspices d’un humanisme responsable et assumé.
« Mépris du principe d’accueil inconditionnel »
Nous nous sommes hélas réveillés dans un pays où l’on arrache leurs couvertures à des migrants à Calais. Où l’on lacère leurs toiles de tente à Paris. Où l’on peut se perdre, pieds et mains gelés, sur les pentes enneigées de la frontière franco-italienne. Où des circulaires cherchent à organiser le recensement administratif dans les centres d’hébergement d’urgence, au risque de décrédibiliser le travail des associations et au mépris du principe d’accueil inconditionnel qui devrait seul régir ces sanctuaires. Où des projets de loi permettront bientôt de priver de liberté pendant 90 jours des femmes et des hommes dont beaucoup n’ont fait l’objet d’aucune mesure d’éloignement du territoire. C’est ainsi que des Erythréens, des Soudanais ou des Syriens, humiliés dans leur pays, torturés en Libye, exploités par des passeurs criminels, terrorisés en Méditerranée et entrés en Europe par la Grèce ou l’Italie, pourraient bientôt être privés de liberté en France.
Que se passe-t-il donc ? Tout porte à croire que les artisans de ces initiatives suivent un raisonnement d’une glaçante simplicité : puisque vous leur avez fait obligation d’appliquer le droit d’asile à 100 %, ils n’ont de cesse de faire baisser la demande en cherchant à dissuader les candidats de venir sur notre sol, voire en les éloignant avant même qu’ils aient pu tenter de faire valoir leurs droits. Pour cela, les moyens ne manquent pas. Ainsi du désormais fameux « règlement de Dublin » qui dispose qu’à l’exception de certaines situations familiales, c’est le pays d’entrée dans l’Union européenne qui a la responsabilité d’examiner les demandes d’asile. En vertu de ce texte qui était resté longtemps sans véritable application, un réfugié du Darfour entré en Europe par l’Italie sans y avoir demandé l’asile, devrait y être rapidement reconduit.
A ce compte-là, il n’y aurait plus de problème, puisque l’écrasante majorité des demandeurs d’asile ne sont pas entrés en Europe par notre pays. Donc, 100 %, oui, mais de pas grand-chose si possible. Le malheur et la guerre grondent aux portes de notre continent, mais nous laisserions ainsi aux Italiens, aux Grecs et aux Espagnols qui n’en ont bien souvent ni les moyens ni le désir, le soin d’être les gardiens exclusifs de nos proclamations d’hospitalité.
Cette logique et les mesures réglementaires qui l’accompagnent ont leur cohérence. Mais nous ne pouvons nous y retrouver, pour au moins deux raisons. La première est qu’elle a de fortes chances de ne pas atteindre ses fins. Si demain des « équipes mobiles » font irruption dans les centres d’hébergement d’urgence pour y recenser les migrants illégaux et autres « dublinés », ils sèmeront le désordre que vous souhaitiez précisément combattre. Car une bonne partie des intéressés iront alors vivre dans les bois et dans les rues, formant de nouveaux campements de fortune sur la voie publique, indisposant les riverains, révoltant les élus, etc. C’est là un bien mauvais calcul.
Pour « une politique commune de l’asile » en Europe
La seconde est que cette logique est en rupture avec l’humanisme que vous prônez. Pire, elle sème dans les esprits le poison du doute : après les centres d’hébergement d’urgence, les forces de l’ordre visiteront-elles demain les hôpitaux, les dispensaires, les écoles… sans se soucier du secret professionnel et de la déontologie des acteurs de terrain ? Telles sont les questions que se posent aujourd’hui des milliers de travailleurs sociaux et des centaines d’associations dont vous aurez besoin demain, parce qu’ils sont bien souvent le dernier rempart contre le malheur et le dénuement, d’où qu’ils viennent.
Pour être fidèle à la lettre comme à l’esprit de votre projet, il importe donc de mettre un terme à ces doutes et de convaincre chacune et chacun que l’exécutif n’a pas un double langage : celui des tribunes et celui de la nuit, celui des professions de foi et celui des intimidations, celui de la générosité publique et celui du zèle bureaucratique. La recherche de l’équilibre est vertueuse, mais on ne peut pas en même temps vouloir et refuser, promettre et dissuader. On peut appliquer les critères de l’asile avec rigueur et promptitude, et le dire, mais on ne peut porter un réel effort d’accueil en offrant simultanément tous les signes du rejet.
Si l’on veut véritablement protéger les persécutés parce qu’ils y ont droit, où qu’ils se trouvent, il convient de se partager cette mission avec ceux des pays européens qui se reconnaissent dans ces valeurs. Dublin a été conçu pour un monde qui n’existe pas ou qui n’existe plus, celui de demandes beaucoup moins nombreuses et géographiquement beaucoup moins concentrées. Face au grand vent de la crise migratoire, il faut bâtir avec ceux de nos partenaires qui y sont prêts un nouvel accord aux termes duquel un office européen des réfugiés accorderait ou refuserait l’asile, à la seule lumière du droit et en toute indépendance, puis répartirait équitablement les réfugiés entre les différents pays participants. Cette politique commune de l’asile, vous en aviez puissamment dessiné les contours durant la campagne, notamment dans votre discours de Berlin en janvier 2017.
Et en attendant qu’un tel cadre soit mis sur pied, il faut s’efforcer d’« être à la hauteur de nos idéaux », pour reprendre vos propres mots. Toute autre voie viendrait ajouter sa pierre au mur d’indifférence morale qui grandit un peu partout sur notre continent.