Texte publié par Pierre Moscovici sur son blog
Ce matin, je représente la Commission européenne et son Président à l’hommage national rendu à Michel Rocard, aux Invalides. Je le fais avec émotion, avec reconnaissance, avec fidélité. Sans me joindre à la compétition de ceux qui se réclament et se proclament les héritiers de l’ancien Premier ministre, je sais ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, je connais l’empreinte qu’il laisse sur son pays, sur la gauche, sur l’Europe.
Si je n’ai jamais été à proprement parler été rocardien, au sens de l’appartenance à son courant au sein du Parti socialiste, j’ai beaucoup cheminé aux côtés de Michel Rocard. Je l’ai accompagné au Parti socialiste, pendant la brève et difficile période où il en fut le Premier secrétaire, au lendemain de la terrible défaite aux élections législatives de 1993. J’ai participé à sa tentative de redresser une gauche blessée, de lui redonner sens et fierté. A ses côtés, j’ai mené la pénible campagne pour les élections européennes de 1994, au terme de laquelle j’ai obtenu mon premier mandat de député européen. Surtout, j’ai partagé l’essentiel de ses idées, de son éthique, de sa conception du socialisme et de la gauche. Il a été pour moi, comme pour tant d’autres, une source d’inspiration.
Le combat de Michel Rocard a été de réconcilier la gauche et le réel. Il s’est toujours inscrit dans le sillage de Pierre Mendès-France : pour paraphraser le titre d’un livre de celui-ci, « La vérité guidait ses pas ». Il réussit l’exploit d’être à la fois totalement de gauche – c’est-à-dire idéaliste, volontariste, à l’occasion utopiste – et totalement réaliste – conscient qu’il était que l’économie de marché ne pouvait ni imposer sa loi, ni connaître d’alternative globale. Sa gauche, la fameuse « deuxième gauche » était décentralisatrice plutôt que jacobine, respectueuse de l’Etat, qu’il avait servi avec honneur, et ouverte à la société civile. Elle voulait combattre toutes les inégalités, de toute nature. Elle était culturelle, éducative autant qu’économiste. Elle était réformiste, inscrite dans le temps long. C’est ce sillon qu’il a creusé, depuis ses positions sur la guerre d’Algérie jusqu’à son action de Premier ministre. Il laisse à la France de grandes réformes – la CSG, impôt universel et stable, le RMI, qui pour la première fois offrait un revenu au plus pauvres, aux plus précaires – une méthode de dialogue et de recherche du consensus – qui a permis de trouver une voie en Nouvelle-Calédonie. Et il a su, pendant ses années au gouvernement, permettre à l’économie de croitre fortement. Enfin, le jeune conseiller budgétaire de Lionel Jospin que je fus entre 1988 et 1990 ne peut oublier que c’est grâce à lui que l’éducation nationale est devenue la première priorité, le premier budget de la Nation, devant la défense.
On comprendra que je dise un mot du Rocard européen. Michel était internationaliste, il se battait pour « l’organisation de la planète » – l’Afrique et les « pôles » le passionnaient. Il était révolté par les dégâts de la finance sans frein et sans raison. Il croyait à la pertinence de régulations puissantes. C’est pourquoi il était un Européen engagé et enthousiaste. Je crois que ses quinze années au Parlement européen, après sa vie politique active, furent des années heureuses. Il y a laissé plus qu’un grand souvenir, une trace, celle d’un homme dont l’autorité morale et politique comptait. Il avait des conceptions fortes, des intuitions puissantes, des fulgurances, qu’on pouvait partager – ou non. Comme lui, je pense que la relation entre l’Union européenne et la Turquie est décisive, même s’il faut aujourd’hui constater et surmonter certaines difficultés. Contrairement à lui, je ne crois pas que l’Europe soit « finie », comme il le disait dans ses dernières années, ni que le Brexit ait été souhaitable. Mais dès lors qu’il est intervenu, il faut le transformer en opportunité, ne pas se contenter d’un statu quo bancal, mais repartir à l’offensive, notamment dans le cadre de la zone euro.
Michel Rocard n’a pas été Président de la République : fut-ce un rendez-vous manqué ? Est-ce une limite de ce parcours politique exceptionnel ? A-t’il échoué parce que la gauche refuse la modernité ? C’est le débat qui agite les commentateurs depuis sa disparition. Pour ma part, je serais nuancé sur cette question, parce que l’histoire n’est pas simple. La gauche française, la gauche socialiste, c’est vrai, n’a jamais théorisé son virage social-démocrate, que Michel Rocard avait pour sa part assumé, revendiqué même – son attachement au dialogue social à la suédoise, au rôle des syndicats était profond, la présence lors de l’hommage national qui lui est rendu de l’ancien secrétaire général de la CFDT, Edmond Maire, est tout sauf un hasard. Mais il est trop simple, pour moi, de caricaturer la gauche française, en la croyant allergique à la réforme. Car, au fond, de 1981 à 1988, avec Pierre Mauroy, Jacques Delors, puis Laurent Fabius, de 1988 à 1991 sous le gouvernement Rocard, de 1997 à 2002, grâce à Lionel Jospin et Dominique Strauss-Kahn, et depuis l’élection de François Hollande en 2012, un fil rouge rocardien – et deloriste – soutend l’action de la gauche de gouvernement, avec certes des résultats inégaux, des insuffisances, des succès et des échecs : la volonté acharnée de moderniser l’économie et la société française dans le cadre de l’Europe unie, de construire un équilibre entre l’efficacité économique et la justice sociale.
En vérité, Michel Rocard n’est d’abord pas devenu Président de la République… parce qu’il y avait François Mitterrand. Quel choc de personnalités, de conceptions, de cultures ! Quelles contradictions, mais aussi quelle richesse pour la famille socialiste ! Le temps n’est pas, n’est plus là de revenir sur ce combat. Force est de reconnaitre la suprématie dans l’art électoral, dans la conquête du pouvoir, de celui qui fut élu deux fois à la tête de l’Etat, en 1981 et 1988. François Mitterrand a sans doute mieux compris que Michel Rocard ce qui mobilise les partis et entraine les masses, il a mieux maitrisé la dimension littéraire de la politique, il a su mieux marier les fins et les moyens : c’est cela aussi, la politique. Et c’est pourquoi avec ses ombres et ses lumières, il a incarné l’alternance nécessaire, présidé la France pendant quatorze ans, porté haut l’idée européenne. Cela ne diminue en rien la trace de Michel Rocard, dont le parcours est pour la gauche une leçon d’exercice du pouvoir, de responsabilité, de pragmatisme. Comme le dit Lionel Jospin, si François Mitterrand l’a emporté politiquement sur Michel Rocard celui-ci a gagné la partie sur l’essentiel, les politiques économiques et sociales concrètes menées par la gauche de gouvernement. Oui, la vérité guidait ses pas. Et sa démarche restera une référence pour beaucoup.
Michel Rocard, comme Pierre Mendès-France avant lui, laissera une empreinte plus forte que certains de ceux qui ont exercé le pouvoir suprême. Parce qu’il était aussi une référence intellectuelle et morale – même s’il n’était pas infaillible, ni naïf. C’est ce qui explique l’extraordinaire émotion et le profond respect provoqués par sa mort, bien au-delà des rangs socialistes et de la gauche d’ailleurs – il avait aussi des amis, beaucoup d’amis, au centre et à droite. Nous avons, j’ai une dette envers lui. Il nous manque, il me manquera, mais son souvenir et son exemple ne nous quitteront pas.