Le 24 juin, j’ai participé, dans le cadre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à l’audition du général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre.
Vous trouverez, ci-dessous, des extraits du compte rendu de cette audition.
Général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre. En préambule, je reviendrai sur les enseignements de la crise sanitaire. Ceux-ci recoupent de nombreuses conclusions de nos travaux sur la vision stratégique. Tout d’abord, le risque pandémique était identifié. La revue stratégique et de nombreux documents estimaient ainsi qu’une pandémie pouvait frapper notre pays et l’Europe. Pour autant, la crise sanitaire nous a mis en fort déséquilibre, ce qui signifie que nous ne nous étions pas préparés à faire face à ce risque. Face à un risque majeur, il faut se préparer. Dans ma mission de chef d’état-major de l’armée de Terre, je ne peux pas identifier de risques ou de menaces sans les décliner à travers des stratégies de préparation. C’est l’objet de la vision stratégique.
Par ailleurs, dans un monde où les activités humaines sont extrêmement imbriquées, les crises deviennent plus complexes : il y a celles qui sont bien visibles et celles qui couvent ou qui sont induites. En tant que militaire, je considère donc qu’une crise doit toujours être envisagée de manière globale. Il ne faut pas se contenter de traiter ses dimensions les plus évidentes. Ainsi, nous avons pris des mesures face au risque épidémique, mais un deuxième risque était sous-jacent, celui d’attaques cyber, qui auraient pu avoir des conséquences considérables, entre autres sur les activités en télétravail. En tant que militaires, il nous faut analyser les crises de manière large et profonde et ne pas nous arrêter à ce qui semble le plus évident.
Un autre enseignement de cette crise est qu’il n’existe pas de résilience sans véritable autonomie stratégique. Nous devons être capables de mieux cartographier nos équipements stratégiques et d’en sécuriser toute la chaîne de valeur. En cas de conflit, je ne voudrais pas venir devant vous pour déplorer l’insuffisance de nos stocks de munitions, comme il en a été pour les masques dans de nombreux pays. Personne ne nous a empêchés de nous ravitailler en masques, si ce n’est la loi du marché. En cas de conflit, nos adversaires feraient tout pour nous empêcher de nous ravitailler en munitions et pièces de rechange.
L’efficience du temps de paix n’assure pas nécessairement la résilience du temps de guerre. Les notions d’efficience et de résilience ne doivent pas être opposées, mais aucune ne doit être négligée. L’absence totale d’efficience signifierait la gabegie, ce qui n’est pas acceptable. Se concentrer sur la seule efficience, en négligeant la résilience, peut cependant nous mettre en grande difficulté.
Enfin, le dernier enseignement que je tire de cette crise concerne la singularité militaire. Cette crise portait en germe un risque important pour celle-ci. Au-delà d’assurer la protection de mes soldats, il était important de garder à l’esprit qu’un militaire doit avant tout accomplir sa mission, ce qui implique généralement de prendre des risques. Je ne voulais pas qu’à la fin de la crise, mes soldats puissent penser qu’ils s’étaient seulement protégés. Ils devaient aussi être capables de soutenir les Français, et d’appuyer la résilience de l’État. Les Français ne devaient pas non plus avoir de doutes à la fin de cette crise quant à l’utilité de leur armée de Terre. Il en va de même pour les familles des soldats, qui peuvent parfois oublier que militaire n’est pas un métier comme les autres. Cette crise avait comme caractéristique de concerner aussi bien la famille que le conjoint militaire, mais ce dernier, du fait de la singularité, devait à la fois se protéger et réaliser sa mission.
Pour l’armée de Terre, deux enseignements plus spécifiques doivent être tirés. Tout d’abord, un modèle d’armée complet n’est pas un luxe. Il y a de cela quelques mois, on aurait pu m’interroger sur l’utilité du 2e régiment de dragons nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC). Or celui-ci a une vraie utilité. Il faut non seulement en disposer mais il faut aussi l’équiper et l’entraîner.
Par ailleurs, le maillage des territoires, qui est l’une des caractéristiques de l’armée de Terre, doit être conservé et entretenu. Les liens tissés au quotidien entre les régiments et les autorités locales sont extrêmement précieux en temps de crise. Ils ont permis de déployer l’opération Résilience, en conjuguant décentralisation et subsidiarité, pour mieux soutenir les Français.
Ces enseignements me confortent dans le choix de la vision stratégique. En effet, la crise n’a pas gelé les tensions internationales, bien au contraire. La prochaine crise pourrait tout à fait être sécuritaire, voire militaire. Il est même probable que les prochains conflits soient plus exigeants et lourds de conséquences que nos opérations actuelles. J’estime toutefois que nous ne sommes pas suffisamment préparés aujourd’hui à faire face à des conflits de plus grande ampleur. C’est la raison pour laquelle nous devons durcir l’armée de Terre, pour qu’elle soit en mesure de faire face à des conflits encore plus difficiles que nos engagements actuels, qui sont déjà très éprouvants.
Cette idée a motivé les travaux de la vision stratégique, diffusée à l’armée de Terre au mois de mai 2020. Il s’agit de l’orientation qui lui a été donnée pour les dix ans à venir. Je vais vous en présenter les grands axes.
Tout d’abord, pourquoi une vision stratégique ? Certains évoquent le monde d’après. Ma mission est de préparer la guerre d’après. À l’origine des travaux de la vision stratégique, lancés l’été dernier, se trouve le constat que nous entrons probablement dans un nouveau cycle de conflictualité. Depuis plus de dix ans, l’effort des armées, et de l’armée de Terre en particulier, s’est concentré sur le combat contre le terrorisme militarisé, avec des résultats militaires assez exceptionnels, quoiqu’en disent certains.
Néanmoins, même si nos engagements sont très durs, comme au Sahel, nous nous trouvons aujourd’hui dans une sorte de confort opérationnel. Nous nous battons sans menace aérienne, sans menace de missiles de longue portée, et nous ne subissons pas de brouillage. La guerre que nous livrons n’est pas facile, mais nous nous battons sur un petit segment, sur lequel nous sommes capables d’exercer une forte pression. Mais ce n’est pas l’ensemble de nos capacités qui sont engagées et mises sous tension.
Notre modèle d’armée, pour des raisons de moyens et par nécessité est essentiellement concentré sur ce segment des opérations, et répond assez bien à la menace à laquelle nous sommes confrontés. Il s’agit cependant d’un type très particulier d’opérations. J’estime qu’au vu de l’environnement international, il est nécessaire de réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité. Aujourd’hui, le rapport de force redevient un mode de relation courant entre États. Nous observons aux portes mêmes de l’Europe des déploiements militaires conséquents.
Nous engageons 5 000 hommes au Sahel, à la demande de l’État malien et du G5 Sahel, pour les aider dans la lutte contre le terrorisme. En comparaison, en octobre 2019, la Turquie a conduit une opération sur un front de 300 kilomètres de large, sur une vingtaine de jours, avec comme objectif de conquérir une zone tampon d’une trentaine de kilomètres de profondeur. Elle a engagé 80 000 hommes dans cette opération, des véhicules blindés, des chars de combat Léopard, des drones, et des pièces d’artillerie.
De manière générale, nous assistons à un réarmement du monde. Le risque, c’est bien la tentation du possible. La puissance militaire rend possible l’ambition de dominer politiquement et sécuritairement son environnement. Cela est d’autant plus facile que la capacité de riposte de l’adversaire est faible. Les conflits se durcissent et les compétiteurs sont habiles. De plus en plus de pays agissent juste sous le seuil du conflit ouvert, avec des actions non revendiquées, comme des attaques cyber, ou des opérations d’influence, domaines où l’attribution de l’attaquant est particulièrement difficile à établir. Ces pays n’hésitent plus à déployer leurs forces, à tester assez brutalement les dispositifs adverses, sans craindre d’aller à l’accident et à intimider.
Certains facteurs amplifient le risque de conflits de haute intensité, à commencer par l’affaiblissement du multilatéralisme. Il y a une quinzaine d’années, le tempo des crises était peu ou prou fixé par les résolutions de l’ONU. Ces dernières pouvaient être critiquées. Elles prenaient du temps à être signées ou mises en œuvre, mais en tout cas, chacun se positionnait par rapport à elles. Aujourd’hui, elles existent toujours, mais plus personne ne s’y intéresse.
La prolifération technologique permet également à nos compétiteurs de nous concurrencer sur certaines de nos capacités. Indéniablement, notre avantage en la matière se réduit. Enfin, le champ informationnel devient un espace d’influence et d’affrontement à part entière, systématiquement utilisé. Il s’agit à mes yeux de la plus importante rupture. Nous devons être capables de la penser. Dans ce domaine, de nombreux acteurs sont très efficaces, car ils sont désinhibés. Aujourd’hui, les émotions sont plus que jamais instrumentalisées. Quelques images, ou quelques mails détournés suffisent à faire basculer une opinion nationale et internationale, et à semer le désordre dans les rues et dans les esprits.
Le meilleur exemple de ce durcissement des conflits est probablement la Libye, située à seulement 2 000 km de nos plages. Il y a deux ans, des milices se combattaient à la Kalachnikov. Aujourd’hui, il s’agit d’une véritable guerre. Des blindés sont engagés, ainsi que de l’artillerie. Des interceptions permettent de faire des frappes en « boucle courte » avec des drones. Il y a des défenses antiaériennes et même un embargo maritime, ainsi qu’une guerre informationnelle. Nous devons y porter une grande attention. Les guerres que nous devons préparer ressembleront probablement à une combinaison entre le conflit libyen et ce que nous avons pu voir en Ukraine. J’estime que le risque d’escalade militaire est aujourd’hui élevé, et le moindre incident peut dégénérer. Dans ce contexte, nous devons nous interroger sur le type d’armée dont notre pays a besoin.
Vous l’avez dit, l’armée de Terre a une expérience opérationnelle assez importante, certainement sans comparaison en Europe. Nous ne sommes pas pour autant prêts à faire face à des conflits de grande ampleur. Aussi, notre ambition est de disposer d’une armée de Terre durcie, c’est-à-dire prête au combat sur court préavis. Aujourd’hui, seule une petite partie de l’armée de Terre en est capable, car c’est ce dont nous avons besoin pour traiter les crises auxquelles nous sommes confrontés. Nous devons pouvoir déployer un volume de forces significatif beaucoup plus rapidement.
Je suis par ailleurs convaincu qu’une nation prête au combat sera très certainement en mesure de dissuader ses potentiels adversaires. Il n’en ira pas de même pour une nation mal préparée, qui suscitera des convoitises et qui subira le fait accompli. Aujourd’hui, je n’identifie pas de menaces directes contre le territoire métropolitain. Néanmoins, nous devons être vigilants sur certains de nos intérêts en outre-mer ou à l’étranger.
Une armée de Terre durcie c’est ensuite une armée puissante, entraînée et adaptée aux nouvelles menaces. Pour éviter d’être contournés, avec des adversaires cherchant à jouer sur l’ensemble du spectre, nous devons être présents sur tous les secteurs. Pour ce faire, il faut conserver un modèle d’armée complet, tel qu’il est construit aujourd’hui, et qui soit suffisamment dissuasif. Pour être puissant, il faut également mieux combiner nos effets : les effets physiques, au travers des actions de combats et les effets immatériels, comme le brouillage, la déception ou la guerre informationnelle. Cette combinaison des effets a été observée en Crimée et dans le Donbass.
Une armée de Terre durcie doit également être résiliente. Il nous faut de l’épaisseur. Nous devons disposer de stocks de munitions et de pièces de rechange en quantités suffisantes. La résilience est en outre liée au maillage du territoire, qui nous donne la capacité de protéger et de soutenir les Français très rapidement si la situation le nécessite, sur un vaste panel de risques, de menaces, ou d’accidents.
La résilience exige de disposer d’une chaîne de commandement robuste, qui nous permette de décider malgré la menace de guerre informationnelle que nous subirons en cas d’attaque. Si nos chaînes de commandement et nos processus décisionnels ne sont pas suffisamment robustes, le risque est de perdre la guerre sans l’avoir livrée, parce que nous n’aurons pas été capables de décider de nous y engager.
La composante terrestre continuera à occuper une place centrale dans les conflits de demain, car c’est au sol que se nouent et se dénouent les crises. C’est au sol que les ultimes volontés s’affrontent. Pour atteindre cette ambition, je souhaite rehausser le niveau d’exigence de notre préparation opérationnelle. Quatre grands axes permettent de réaliser l’ambition d’une armée de Terre durcie. Cet objectif ne sera pas atteint à l’été 2021, car il est ambitieux, et que nous avons encore du chemin à parcourir. Il nécessitera d’importants efforts. Nous visons donc un objectif 2030, mais une partie des composantes de la réalisation de cet objectif nous engage au-delà. Cette manœuvre s’inscrit dans la profondeur, avec des projets identifiés, qui constituent nos premiers objectifs. D’autres objectifs exigeront davantage de temps, et d’autres se révéleront lors du premier bilan que nous dresserons l’année prochaine.
Les axes concernent nos hommes, nos capacités, notre entraînement, ainsi que la simplification de notre fonctionnement.
Tout d’abord les hommes qui constituent le cœur de l’armée de Terre. Nous devons les préparer à des affrontements encore plus difficiles que ceux qu’ils livrent actuellement. Aujourd’hui, leur niveau est bon, mais des engagements plus exigeants nécessitent une préparation renforcée. Se pose également la question de la réserve, qui doit être mieux entraînée et plus employable. Elle est en effet essentielle pour nous permettre de regagner l’épaisseur dont nous avons besoin, en combinant l’action de l’armée d’active, et celle de l’armée de réserve.
Nous avons également besoin de capacités, pour nous permettre de surclasser, ou à tout le moins de faire jeu égal avec nos adversaires. Mes hommes doivent avoir les moyens de s’entraîner et de combattre. Pour ce faire, j’ai besoin de temps, de matériels modernes et disponibles, et de munitions. La modernisation est un enjeu essentiel pour les armées occidentales. Nous devons en la matière parvenir à un juste équilibre technologique, pour assurer notre supériorité opérationnelle, sans qu’elle ne constitue une charge trop lourde. Il faut bien évidemment éviter le décrochage technologique. Les essaims de drones ne sont aujourd’hui plus de la science-fiction. Néanmoins, nous devons également disposer de masse, et veiller à ce que les coûts de possession de nos matériels n’explosent pas, ce qui réduirait mécaniquement le nombre d’engins que nous pouvons engager. Si j’osais une comparaison, je dirais que nous pouvons nous offrir une Formule 1 à l’unité mais une Formule 1 nous permet de gagner la course, elle ne nous permet pas de gagner la guerre.
J’étais à Vannes la semaine dernière, auprès du 3e régiment d’infanterie de marine. Il est le premier à recevoir les Griffon et il est en train de se les approprier techniquement. Il se prépare aussi tactiquement au combat info-valorisé. Cela n’est pas simple, et demande beaucoup d’énergie. Cela permet d’ores et déjà de constater la plus-value qu’apportent nos choix en matière de matériels et de technologie. Nous sommes aujourd’hui à un niveau satisfaisant et nous devons demeurer vigilants. Le Griffon relève du segment médian dont nous venons à peine d’entamer la modernisation. Les premières livraisons ont eu lieu l’année dernière et elles s’étaleront sur un certain nombre d’années, au gré des lois de programmation militaire (LPM). Nous devons également veiller à moderniser le segment lourd, le segment de décision, qui est essentiel pour le combat de haute intensité. Il s’agit principalement du projet franco-allemand Main ground combat system (MGCS), qui vise à remplacer le char français Leclerc, et le char allemand Léopard à horizon 2035. En attendant nous devons pérenniser les matériels actuels.
L’entraînement doit lui aussi être centré sur l’engagement majeur. Il s’agit là d’une des principales réorientations devant être opérées. L’armée de Terre est très employée, et très entraînée, mais sur un segment bien particulier. Nous devons retrouver une capacité à manœuvrer dans la profondeur, dans un environnement hostile, en exploitant au mieux le potentiel du combat infovalorisé SCORPION. Pour évaluer cette préparation au conflit de haute intensité, il est prévu de réaliser un exercice de niveau division en 2023, avec un ou plusieurs alliés. Un exercice majeur, associé à une bonne communication stratégique, est également un bon moyen de dissuader nos adversaires.
La simplification de notre fonctionnement est enfin un objectif essentiel. Nous sommes étouffés par un excès de normes, avec des directives qui se superposent, voire parfois se contredisent. Cela nécessite une revue de fond sur notre manière de travailler, mais exige également un changement d’état d’esprit. L’objectif est d’aboutir à des solutions pragmatiques, qui facilitent la vie de nos formations et qui libèrent du temps pour l’entraînement. Cette organisation rénovée devra également favoriser l’initiative et la subsidiarité, ce que demandera le combat SCORPION. Il s’agit pour autant de la ligne d’opération que j’aborde avec le plus d’humilité. Je suis certain que les freins en la matière seront très difficiles à dépasser. Je suis cependant extrêmement déterminé.
Vous avez reçu la vision stratégique la semaine dernière. Je ne l’ai abordée que dans ses grands traits. Elle s’inscrit dans la durée et nous serons amenés à en reparler. Il s’agit d’un défi de taille pour l’armée de Terre, parce qu’elle doit se réorienter face aux menaces qui nous entourent.
J’ai entière confiance dans les soldats et la chaîne de commandement de l’armée de Terre pour relever ces défis. Le Sénat nous a beaucoup soutenus, notamment dans les LPM, et je ne doute pas que je pourrai également compter sur vous dans la réalisation de cette vision stratégique.
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M. Richard Yung. - Vous évoquez le combat terrestre du futur. Quels investissements vous semblent-ils nécessaires pour le mener ? Je m’interroge par ailleurs sur l’existence d’un plan analogue à celui que vous venez de nous présenter pour l’armée de l’air et la marine. Comment vous coordonnez-vous ?
[...]
Général Thierry Burkhard.- [...] Monsieur le sénateur Yung, nous aurons besoin de moyens lourds dans les combats futurs. Mais, principale rupture, nous aurons surtout à mieux synchroniser nos actions dans les champs physiques et informationnels. C’est dans ce cadre que le programme TITAN participera, pour le milieu aéroterrestre, à l’objectif de relier en interarmées et en interallié les différentes composantes. Des plans analogues pour l’armée de l’air et la marine sont nécessairement alignés sur la vision stratégique du chef d’état-major des armées.