Vous trouverez ci-dessous l’intervention de haute tenue de mon collègue le Sénateur Claude Malhuret le jeudi 29 octobre lors de la discussion de la déclaration du gouvernement relative à l’évolution de la situation sanitaire.
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs le ministre, mes chers collègues, une de ses patientes se confie un jour à Freud : « Docteur Freud, je n’arrive pas à élever mon fils. Je ne peux rien en tirer. S’il vous plaît, donnez-moi un conseil sur la façon de l’éduquer. » Et Freud lui répond : « Oh ! Ne vous inquiétez pas, madame, quoi que vous fassiez, vous ferez mal. »
Cette anecdote m’est revenue en mémoire mardi dernier, lors de la réunion à laquelle vous aviez invité, monsieur le Premier ministre, les présidents de tous les partis et de tous les groupes parlementaires. Tous, ou presque, vous ont expliqué que, de toute façon, vous feriez mal. Au point que François Bayrou a résumé la réunion en vous disant devant tout le monde, à la fin : « Vous savez maintenant qu’être Premier ministre ça consiste à se faire engueuler. » (Sourires.)
Je ne me suis pas joint au chœur des plaignants et je ne le ferai pas aujourd’hui ; je vais vous expliquer pourquoi.
Il y a quelques jours, je demandais à Édouard Philippe, votre prédécesseur, ce qui lui avait paru le plus dur quand il devait gérer la crise. Il m’a répondu : « La même question a été posée à Churchill au sujet de la Deuxième Guerre mondiale et celui-ci a répondu : “Le plus dur c’est de prendre des décisions quand un tiers des informations dont vous disposez sont incomplètes, un tiers sont contradictoires et un tiers sont fausses.” »
Ce qui me frappe le plus dans cette épidémie, ce n’est pas que tout le monde ait été dans le brouillard au début. Un virus inconnu surgit et tout le monde patauge, c’est normal. Mais il y a quelques semaines, pendant l’accalmie, tout le monde – scientifiques, politiques, journalistes – disait : « S’il y a une deuxième vague, maintenant nous sommes beaucoup mieux préparés pour y faire face. Nous avons retenu les leçons de la première. »
La deuxième vague est arrivée, et elle nous désoriente de nouveau. Rien ou presque ne se passe comme prévu, ici comme ailleurs.
Aujourd’hui, l’Europe entière est frappée, et à ceux qui en douteraient je conseille la lecture de l’excellent rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques qui est paru ce matin.
La République tchèque n’avait recensé presque aucun cas ; elle est désormais le pays le plus touché. La Grèce, très épargnée la première fois, a déclaré le couvre-feu. L’Allemagne, que l’on donnait en exemple, est en pleine flambée et la Chancelière convoque en urgence les présidents des Länder. D’un pays à l’autre, les mesures s’enchaînent. Chacun répond dans l’urgence, quand ce n’est pas dans la panique.
Cette situation est tragique pour les gouvernants. D’un côté, beaucoup de citoyens ne leur font plus confiance, de l’autre, ces mêmes citoyens veulent être rassurés par des paroles et des actes clairs, précis et efficaces. Tout le monde voit bien qu’on est en présence d’un phénomène inédit, qui force à hésiter, à changer d’avis, à réagir au coup par coup. Pourtant tout le monde attend des décisions assurées et nettes. Et parce que l’une de leurs missions essentielles est de rassurer, les politiques tombent dans le piège consistant à affirmer des certitudes, contredites dès le lendemain.
Les opposants s’engouffrent dans la brèche avec un reproche permanent, répété ad nauseam : « Vous n’êtes pas capables d’anticiper. » Ce reproche est, à mon humble avis, aussi facile qu’injuste quand on sait que, face à cette situation imprévisible, il est dans de nombreux cas presque impossible d’anticiper. C’est la raison pour laquelle je ne vais ni participer au concert des critiques ni vous dicter les décisions que vous devez prendre. Je pense même qu’un certain nombre de ces critiques, dans le contexte tragique que nous connaissons et qui impose l’unité de la Nation, sont inopportunes.
Hier soir, le Président de la République a annoncé les nouvelles mesures de lutte contre l’épidémie. Je suppose qu’il l’a fait en conscience et qu’il dispose de beaucoup plus d’informations que moi. En revanche, je voudrais vous soumettre deux ou trois réflexions.
Première réflexion : l’enjeu des prochaines semaines et des prochains mois est capital. Comment se débarrasser du virus sans mettre à nouveau l’économie à terre ? Comment casser les chaînes de contamination sans entraîner une récession d’une violence inouïe ?
Je dis d’une violence inouïe car, au vu des dégâts du premier confinement sur une économie qui se portait plutôt bien, on peut prévoir que les mêmes mesures prises dans un pays pas encore convalescent seraient la recette infaillible de l’effondrement économique, puis social, enfin politique.
Nous sommes sur un chemin de crête terriblement dangereux. Prendre des mesures insuffisantes, ce serait laisser mourir des gens, mais tuer l’économie c’est en faire mourir d’autres.
Vous avez choisi un confinement « allégé », si l’on peut dire, en laissant travailler tous ceux qui le peuvent sans danger, en laissant ouvertes les écoles, en permettant les déplacements professionnels. Je ne sais, et personne ne sait, si vous avez placé le curseur au bon endroit. Malheureusement, nous ne le saurons qu’après coup. Mais je constate que, à quelques détails près, dans notre Europe frappée au cœur, tous les gouvernements prennent des mesures semblables.
Je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre vous conseiller d’autres solutions. Si d’autres le font, j’aimerais qu’ils le fassent en prenant garde de ne pas rompre une unité nationale indispensable et pourtant déjà bien mise à mal.
Deuxième réflexion, et je ne suis pas le seul à le dire ici, chacune des mesures prises emporte avec elle une restriction des libertés publiques. L’immense majorité de nos concitoyens l’acceptent, à condition qu’elle ne soit que temporaire. La Ve République confère à l’exécutif des pouvoirs bien supérieurs à ceux du Parlement et tous ses gouvernements ont été tentés, à un moment ou un autre, de s’en servir, parfois d’en abuser. Je voudrais vous mettre en garde contre cette tentation.
Depuis le début de la crise, le Sénat a accepté dans une très large mesure de vous laisser prendre vos responsabilités. Il vous a autorisé à prendre en quelques semaines un nombre d’ordonnances aussi élevé que celles qu’on prend habituellement durant tout un quinquennat. Il s’apprête à vous permettre de prolonger leurs effets, et d’en prendre de nouvelles. Mais il vous demande de les limiter dans le temps, peut-être davantage que vous ne le souhaiteriez, et de revenir régulièrement vers la représentation nationale. Je souhaite que vous l’acceptiez, monsieur le Premier ministre, car c’est un des meilleurs moyens de préserver l’unité nationale dont vous avez besoin.
Ma dernière réflexion est sans doute la plus préoccupante. Je veux, à ce stade de mon intervention, m’associer à mon tour à l’hommage aux victimes de l’effroyable attentat de Nice, à la douleur de leurs familles et de tous les chrétiens et, en fait, de tous les Français.
La conjonction des crises – virus, terrorisme, écroulement économique, bond du chômage et des difficultés sociales – ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur nos démocraties déjà affaiblies, qui comptent tant d’ennemis. Les attentats de Conflans et de Nice ainsi que la crise de ces derniers jours avec le sultan d’Istanbul en sont les derniers exemples.
Un peu partout en Europe, des manifestants refusent désormais les décisions des gouvernements sur l’urgence sanitaire. Il n’y a pas de meilleur carburant pour les rhétoriques complotistes, les discours allumés et les fausses nouvelles que l’ensemble de ces chocs simultanés et leur complexité.
Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Très bien !
M. Claude Malhuret. La France y échappe pour l’heure et c’est une bonne chose. Souhaitons qu’elle garde cette sagesse malgré les épreuves, malgré la profusion des Diafoirus télévisés qui se succèdent et se contredisent, malgré les fanatiques qui tuent au hasard et, sans doute, continueront de le faire.
Souhaitons que la corde tendue à l’excès ne vienne pas à se rompre. Il y faudra beaucoup d’efforts, de patience, de courage. Mais c’est l’avenir de notre société qui est en jeu, notre façon de vivre ensemble, notre démocratie. Puissions-nous, tous ensemble, en prendre soin. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI, ainsi que sur des travées du groupe UC.)