Exception d'irrecevabilité (30 janvier 2008)
M. Richard Yung. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, à nos yeux, le projet de loi que nous examinons aujourd'hui apporte une bien mauvaise réponse à un problème grave qui émeut souvent l'opinion publique, même s'il ne concerne que quelques dizaines de cas.
Personne ne peut rester indifférent à de telles situations. Personne n'a le monopole de l'affliction auprès des victimes.
Mais, pour nous, la bonne législation pénale, la bonne justice pénale doivent se construire dans le temps et dans la réflexion, et non pas dans l'émotion et au coup par coup. Tel est le sens de notre approche.
La mauvaise réponse, c'est celle que vous apportez, c'est-à-dire l'évaluation a minima, l'enfermement sec et le manque de soins en prison pendant la peine.
Il y a une autre politique à mener, et plusieurs de mes collègues la développeront. Elle doit être construite en se fondant d'abord sur le bilan de l'ensemble des mesures considérables mises en place depuis une dizaine d'années, tant d'ailleurs par la gauche que par la droite. Il s'agit du suivi socio-judiciaire, du fichier électronique, de la surveillance judiciaire, de l'injonction de soins, du traitement de la récidive ou du bracelet électronique. Toutes ces mesures vont dans le même sens. Selon nous, avant d'élaborer une nouvelle législation, il faudrait d'abord se pencher sur la mise en place et sur les résultats de toutes ces dispositions.
C'est par là qu'il fallait commencer, au lieu de se précipiter à inventer de nouvelles mesures sans avoir les moyens de les mettre en oeuvre. D'ailleurs, vous n'êtes déjà pas en capacité de faire fonctionner convenablement les dispositifs existants. Je n'aurais pas la cruauté de souligner que M. le président de la commission des affaires sociales a bien présenté cet aspect du problème.
Mais il y a plus grave. Aussi, je voudrais à présent soulever un certain nombre de motifs d'irrecevabilité du projet de loi.
Madame le garde des sceaux, votre texte méconnaît manifestement plusieurs principes contenus dans le bloc de constitutionnalité et dans les conventions internationales auxquelles la France est partie. Pour nous, chacun de ces motifs est suffisant pour aboutir à la censure du projet de loi par le Conseil constitutionnel.
Tout d'abord, j'évoquerai le premier chapitre du texte, qui concerne la rétention de sûreté.
Les dispositions de l'article 1er instaurant une rétention de sûreté sont contraires au principe de légalité des délits et des peines, tel qu'il découle de l'article 34 de la Constitution. En effet, celui-ci dispose : « La loi fixe les règles concernant [...] la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ». C'est clair !
Contrairement à vos affirmations, madame le garde des sceaux - on comprend d'ailleurs que vous argumentiez dans ce sens pour défendre la constitutionnalité de votre texte -, la rétention de sûreté constitue bel et bien une peine, et ce pour plusieurs raisons que je vais développer.
Premier argument : il s'agit non pas d'une simple restriction mais bien d'une privation totale de liberté, ce qui qualifie différemment l'affaire et la réintègre dans le champ de l'article 34.
La rétention de sûreté n'entre pas dans le champ des mesures de sûreté qui ont été citées, qui comprend par exemple la suspension du permis de conduire, l'interdiction d'approcher la victime, l'injonction médicale, etc. Ces dernières mesures sont annexes à la peine principale, elles aident à sa mise en oeuvre, et c'est pourquoi elles ne sont pas des peines. La rétention de sûreté n'est pas de même nature : elle constitue une peine en elle-même par sa gravité, sa puissance, sa force.
Deuxième argument : en application du nouvel article 706-53-13 du code de procédure pénale, c'est une juridiction de jugement qui devra expressément prévoir, dans sa décision, le réexamen de la situation de la personne à la fin de sa peine ; mais cette décision sera prise quinze ou vingt ans en amont.
Dans la pratique, ce sont la commission pluridisciplinaire puis la commission régionale, qui ne sont pas des juridictions de jugement, qui apprécieront, sur des critères que nous ne connaissons pas - nous en avons parlé -, la dangerosité ou le risque de récidive de la personne, ces deux notions faisant d'ailleurs l'objet d'une certaine confusion dans votre projet de loi. Il s'agit d'une sorte de justice déléguée, qui oeuvrera essentiellement sur les recommandations des experts psychiatriques. Il y a donc un tour de passe-passe qui laisse rêveur et qui viole certainement l'esprit du code de procédure pénale.
Troisième argument : la rétention de sûreté revêt aussi le caractère d'une peine dans la mesure où, dans l'exposé des motifs de votre projet de loi, vous indiquez que, pendant la rétention, les personnes concernées bénéficieront d'un régime similaire à celui des détenus « en matière notamment de visites, de correspondances, d'exercice du culte et de permissions de sortie sous escorte ou sous surveillance électronique mobile. »
Si un élément caractérise l'assimilation à la peine, c'est bien celui-là ! Il est tout de même assez choquant de considérer, comme le président Nicolas About l'a souligné, que des personnes qui n'ont commis aucune infraction seront soumises au même régime de détention que celles qui purgent une peine.
Quatrième et dernier argument : la rétention de sûreté pourra-t-elle faire l'objet d'une grâce ou d'une amnistie ? Si la réponse est négative, comment justifier que la peine qui aura conduit à cette rétention puisse, elle, faire l'objet d'une telle mesure ?
Ainsi caractérisée, la rétention de sûreté, telle qu'elle apparaît dans votre texte, viole allégrement, à notre avis, au moins à quatre reprises, le principe de légalité énoncé par notre Constitution : c'est donc elle-même une dangereuse récidiviste !
J'en viens à un autre point concernant la légalité de la peine : dans le système qui est proposé, la privation de liberté résulte non pas de la commission d'une infraction criminelle mais d'une « particulière dangerosité caractérisée par la probabilité très élevée de commettre à nouveau » une infraction. On voit bien que vous avez buté sur la difficulté majeure de définir les critères qui s'appliqueraient à cette rétention de sûreté et que vous avez en quelque sorte contourné l'obstacle en disant que la dangerosité se mesure par le risque très élevé de récidive - « très élevé », on ne sait pas ce que c'est, mais c'est le risque de récidive qui est la base.
Dans ce cas, l'enfermement découle non plus d'un lien de causalité entre un fait matériel et un préjudice, mais d'un simple pronostic reposant sur la présomption de dangerosité criminologique. Ce concept n'étant défini nulle part - je viens de le dire -, son application sera forcément arbitraire et portera gravement atteinte à la présomption d'innocence, qui est pourtant l'un des principes fondamentaux de la procédure pénale.
C'est en quelque sorte la restauration - mais dans un autre esprit - de la lettre de cachet, symbole honni de l'arbitraire de l'Ancien Régime. Or, dans sa décision du 20 janvier 1981, le Conseil constitutionnel affirme que le législateur doit « définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire ». Nous constatons donc deux éléments de violation, puisque l'infraction n'est pas définie en termes clairs et précis et qu'elle donne dans l'arbitraire. C'est un argument de plus pour dénoncer la violation du principe de légalité des peines.
Les dispositions instaurant une rétention de sûreté ne répondent pas non plus au principe de non-rétroactivité de la loi pénale. Ce point a déjà été abordé à plusieurs reprises, mais je voudrais tout de même en dire quelques mots.
Comme le professeur Gilles Lebreton l'a souligné au cours de son audition devant la commission, la Convention européenne des droits de l'homme établit que le maintien en détention doit reposer sur un motif de même nature que la condamnation initiale. Il est clair que ce ne sera pas le cas puisque la condamnation initiale découle des faits alors que la mise en rétention de sûreté dépendra de l'évaluation de la dangerosité et du risque de récidive. De plus, si la rétention de sûreté est demandée au cas de manquement aux obligations de surveillance judiciaire, on peut craindre qu'il ne s'agisse d'une manière de contourner le principe de non-rétroactivité.
Le Conseil constitutionnel a admis que certaines mesures pouvaient produire des effets rétroactifs. Ainsi, dans sa décision des 19 et 20 janvier 1981, il a autorisé le législateur à prévoir l'entrée en vigueur rétroactive de sanctions pénales plus douces. En outre, dans sa décision du 8 décembre 2005, le Conseil constitutionnel admet l'application immédiate d'une loi nouvelle instituant des mesures de sûreté : mais il s'agit de mesures de sûreté n'ayant pas la nature d'une peine.
Or, comme je me suis efforcé de le démontrer précédemment, la rétention de sûreté est une peine. Par conséquent, l'article 12 du projet de loi, modifié par l'amendement gouvernemental, viole ce principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère. Il viole un principe fondamental issu de la Révolution de 1789 et qui est énoncé à l'article VIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Nous avons une argumentation extrêmement claire en la matière.
Je voudrais maintenant évoquer la déclaration d'irresponsabilité pour cause de trouble mental.
Les dispositions relatives à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental méconnaissent aussi certains principes constitutionnels. Ainsi, les articles 3 et 4 méconnaissent le principe de séparation des fonctions d'instruction et de jugement. Je rappelle que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 novembre 1978, a interdit que les fonctions d'instruction et de jugement soient exercées pour la même affaire et par les mêmes organes.
Or, dans la nouvelle procédure, les déclarations d'irresponsabilité pourraient être rendues non seulement par une juridiction de jugement - le tribunal correctionnel ou la cour d'assises - mais aussi par une juridiction d'instruction - le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction. Les déclarations d'irresponsabilité pourraient être ainsi rendues directement par un juge d'instruction et, le cas échéant, par cette chambre de l'instruction, sans faire l'objet d'un renvoi devant une juridiction de jugement. En l'absence d'un tel renvoi, ces décisions auraient pour effet de permettre à la juridiction d'instruction de se prononcer sur la qualification matérielle des faits commis. Il y a donc violation de ce principe de séparation.
J'avancerai un autre argument : les dispositions relatives à la déclaration d'irresponsabilité ne répondent pas non plus aux exigences constitutionnelles garantissant le droit à un procès équitable.
En effet, la procédure décrite à l'article 3 s'apparente à un procès public. Dans la mesure où c'est une juridiction d'instruction et non une juridiction de jugement qui se prononcerait à la fois sur l'irresponsabilité pénale et l'imputabilité des faits, la présomption d'innocence du malade mental ne serait pas garantie. Par conséquent, ces dispositions méconnaissent l'article 66 de la Constitution, ainsi qu'un certain nombre d'articles de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
L'article 3 du présent texte est également contraire à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui dispose que « tout accusé a droit [...] à se défendre lui-même ».
La nouvelle procédure prévoit que la comparution de l'accusé est autorisée à la discrétion du président de la chambre de l'instruction, en quelque sorte, qui peut l'ordonner d'office ou à la demande du ministère public ou de la partie civile, mais qui peut aussi ne pas l'autoriser.
Je comprends parfaitement que, dans certains cas, la personne concernée ne puisse pas comparaître dans une procédure publique parce qu'elle n'est pas en état de comprendre ou de participer à la confrontation. Mais il peut également se trouver des cas de personnes qui voudraient se présenter, se défendre - après tout, on sait que les choses évoluent - et qui, pour des raisons diverses, ne seraient pas convoquées. Le caractère contradictoire de la procédure n'est donc pas assuré dans une telle situation.
Le texte proposé à l'article 3 méconnaît aussi le principe de la nécessité des peines posé à l'article VIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il y a en effet une grande incohérence à rendre la personne qui a été déclarée irresponsable pénalement punissable de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende en cas de non-respect d'une mesure de sûreté : si elle est irresponsable, on ne peut lui imputer ce non-respect. Nous sommes donc confrontés à une violation de principe.
D'autres arguments pourraient être présentés, en particulier quant à l'inscription au casier judiciaire, mais je ne les développerai pas. Nous avons relevé plus d'une dizaine de causes d'inconstitutionnalité, même après les corrections demandées par le Conseil d'État. Les amendements et sous-amendements déposés sont la preuve des difficultés que vous rencontrez.
Il m'apparaît que votre texte fait eau de toutes parts. Je ne dirai pas que c'est un naufrage du droit pénal français sur les récifs de la Constitution, mais nous n'en sommes pas loin !
Je crains que vous ne connaissiez, au fond, toutes ces raisons d'inconstitutionnalité et qu'il vous importe surtout de faire des effets devant l'opinion publique ; ce sera au Conseil constitutionnel de prendre ses responsabilités en renvoyant votre mauvaise copie !
Pour tous ces motifs, mes chers collègues, il vous est donc proposé d'adopter la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
Explication de vote (31 janvier 2008)
M. Richard Yung. - Nous avons eu un débat long et complet. Grâce au travail de la commission des lois et de son rapporteur, nous avons pu améliorer le texte sur certains points et le faire évoluer de manière significative, mais ces avancées ne peuvent nous amener à changer de point de vue sur ce projet élaboré sans cohérence ni analyse sérieuse de toute la législation adoptée depuis cinq ans. Nous avons pourtant bien besoin d'un tel bilan. Il aurait d'ailleurs fallu avoir ce débat après la loi pénitentiaire : on marche sur la tête.
Pour l'essentiel, ce texte repose sur l'enfermement, déjà beaucoup plus fréquemment prononcé que dans le reste de l'Europe, et poursuit la chimère d'un risque zéro qui impose de plus en plus d'atteintes aux libertés. Il contient de nombreux ferments d'inconstitutionnalité. Ce n'est pas grave, ont dit certains tandis que d'autres en acceptaient le risque. Curieuse approche pour un Parlement que de se défausser sur le Conseil constitutionnel pour mieux affirmer : « on a prévu ce qu'il fallait mais le Conseil constitutionnel manque de courage ».
Le projet remet en cause deux principes fondamentaux de notre droit depuis la Révolution. On en revient aux lettres de cachet en invoquant une présomption de danger, une dangerosité virtuelle. Le Gouvernement a beau affirmer qu'il s'agit d'une mesure de sûreté, il ne nous convainc pas. En outre, le texte tourne le dos au principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus dure, qui est issu de la Déclaration des droits de l'homme. Finalement, on établit un enfermement à vie sans qu'il y ait eu infraction. Initialement, le texte ne devait viser que les délinquants sexuels récidivistes sur mineurs, mais il a été élargi par l'Assemblée nationale pratiquement à tous les crimes, y compris ceux qui n'ont pas été commis par des récidivistes. D'autres dérives suivront. Jusqu'ou ? Nous voterons contre cette évolution de la conception pénale !