Le mercredi 11 février, je suis intervenu lors de l'examen des articles de la proposition de loi relative à l'exécution des décisions de justice et aux conditions d'exercice de certaines professions réglementées. Ses articles 32 à 50 tendent à fusionner les professions d'avocat et de conseil en propriété industrielle (CPI).
Après avoir expliqué les raisons pour lesquelles le groupe socialiste s'oppose à la disparition de la profession de CPI, j'ai présenté un amendement proposant la suppression de l'article 32. Son rejet par seulement 154 voix contre 153 ne marque pas l'adoption définitive de la fusion car la proposition de loi devra être examinée à l'Assemblée nationale au cours des prochains mois.
Vous pourrez trouver ci-dessous un extrait des débats en séance.
Article 32
Le I de l'article 1er de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques est ainsi modifié :
1° A la première phrase du premier alinéa, les mots : « et de conseil juridique » sont remplacés par les mots : « , de conseil juridique et de conseil en propriété industrielle » ;
2° Le premier alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Les personnes inscrites sur la liste des conseils en propriété industrielle prévue à l'article L. 422-1 du code de la propriété intellectuelle, à la date d'entrée en vigueur de la loi n° ... du ..., sont inscrites, avec effet à la date d'inscription sur cette liste, au tableau du barreau établi près le tribunal de grande instance dans le ressort duquel se trouve leur lieu d'exercice professionnel ou leur siège social, avec la mention de spécialisation prévue en matière de propriété intellectuelle par les dispositions prises pour l'application du 10° de l'article 53. » ;
3° Au deuxième alinéa, les mots : « et de conseil juridique » sont remplacés par les mots : « , de conseil juridique et de conseil en propriété industrielle, » ;
4° Au quatrième alinéa, après les mots : « fonctions d'avocat », sont insérés les mots : « , du titre de mandataire agréé en brevet européen ou auprès de l'office de l'harmonisation dans le marché intérieur (marques, dessins et modèles) ».
M. le président. La parole est à M. Richard Yung, sur l'article.
M. Richard Yung. Je souhaite intervenir sur les articles 31 et suivants, qui constituent l’ensemble d’un paquet pouvant s’intituler « absorption en rase campagne de la profession de conseil en propriété industrielle par celle d’avocat ».
Nous sommes hostiles, pour le moment, à l’introduction d’un tel cavalier, que dis-je, d’une « armée mexicaine », dans une proposition de loi où elle ne figurait d’ailleurs pas à l’origine.
En premier lieu, s’agissant de la forme, aspect important, rappelons que le débat en cours et, plus généralement, sur la profession d’avocat, est loin d’être parvenu à son terme.
Les avocats, par la voix du Conseil national des barreaux, et le Conseil national des conseils en propriété industrielle se sont prononcés favorablement, dites-vous.
D’abord, nous le savons, « la politique de la France ne se fait pas à la Corbeille ». Ensuite, il faut le souligner, nombre de corps constitués sont hostiles à cette disposition, notamment le MEDEF, la Confédération générale des petites et moyennes entreprises, la CGPME, le Conseil supérieur de la propriété intellectuelle – ce qui n’est pas rien –, mais aussi la commission Darrois, qui doit remettre son rapport et dont vous étiez membre, monsieur le rapporteur, si je ne me trompe.
Il est tout de même curieux que vous preniez position alors que le rapport n’est pas encore sorti ! Ceux qui lisent régulièrement, comme moi, Le Figaro auront pu apprendre que la commission Darrois est hostile à la fusion envisagée et prône l’interprofessionnalité.
Enfin, les conseils de l’Ordre des avocats des barreaux de Paris, de Lyon et de Marseille sont également hostiles à la mesure.
Je ne prolongerai pas la liste, mais vous le voyez bien, c’est un débat qui mérite d’être approfondi.
En second lieu, j’en viens au fond. Je ne m’étendrai d’ailleurs pas, puisque nous demandons que cette mesure puisse faire l’objet d’une proposition de loi ou d’un projet de loi sui generis.
Avant tout, il convient de se demander si elle favorise la politique de recherche et d’innovation de la France, puisque tel est bien l’enjeu. À cet égard, permettez-moi de soumettre deux arguments à votre réflexion.
D’abord, il faut savoir que le métier d’avocat en propriété industrielle est différent de celui de conseil en brevets – j’exclus ici les conseils en matière de marques ou de droits d’auteurs qui relèvent d’un autre champ.
Le conseil en brevets apporte une aide au chef d’entreprise pour la mise au point de son invention, la définition de ce que l’on appelle les revendications, c’est-à-dire les descriptions, et pour l’intégration de l’invention dans la stratégie de l’entreprise. C’est un ingénieur, un technicien, un praticien de l’entreprise.
En revanche, l’avocat s’occupe de la procédure, des règles, des plaidoiries.
Ces deux professions sont à tel point différentes qu’elles n’ont fusionnées dans aucun autre pays. Même en Allemagne, pays qui a été cité en exemple, les deux métiers coexistent dans les mêmes cabinets dans le cadre de l’interprofessionnalité, mais avec des formations différentes. Dans la pratique d’ailleurs, il n’existe que deux ou trois cabinets de ce type, ce qui tend à démontrer que la formule n’a pas connu un grand succès.
Ensuite, si ce texte est adopté, nous assisterons à la disparition de la profession de conseil en propriété industrielle à la suite de son absorption par celle d’avocat. Or, je le répète, les avocats sont avant tout des juristes et non pas des techniciens, des spécialistes en chimie ou en mécanique ! Nous allons donc appauvrir le nombre et la qualité de ces conseillers, particulièrement importants pour les PME, qui sont dépourvues de services internes de propriété industrielle.
À un moment où chacun s’accorde à dire qu’il importe d’encourager les PME à investir, à exporter, à innover, c’est plutôt un mauvais coup qui leur est porté.
C’est donc un projet mal ficelé et nous demandons la suppression des articles 31 et suivants.
M. le président. Je suis saisi de deux amendements identiques.
L'amendement n° 4 est présenté par M. Sutour et les membres du groupe Socialiste, apparentés et rattachés.
L'amendement n° 31 est présenté par Mme Borvo Cohen-Seat et les membres du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche.
Ces deux amendements sont ainsi libellés :
Supprimer cet article.
La parole est à M. Simon Sutour, pour présenter l’amendement n° 4.
M. Simon Sutour. Les arguments développés par notre collègue Richard Yung, spécialiste de la question, sont très forts.
Il résulte, en effet, du décret du 25 novembre 1991 que la profession d’avocat – 50 000 personnes – est incompatible avec celle de conseil en propriété industrielle – 680 personnes.
Il est reconnu que les services offerts par les conseils en propriété industrielle incluent les consultations juridiques et les rédactions d’actes sous seing privé.
On ne peut exercer que l’une ou l’autre de ces professions et un cabinet ne peut accueillir les deux, alors même qu’elles œuvrent l’une et l’autre dans le même domaine et fournissent, pour partie, les mêmes prestations.
Or le métier de conseil en propriété industrielle est devenu juridique, avec une matière technique et des buts économique, financier, stratégique. Pourtant, il leur est interdit de plaider, la plaidoirie étant le privilège des avocats.
Dans le cadre de ses conclusions sur la proposition de loi qui nous est soumise, la commission des lois propose un dispositif organisant le rapprochement de la profession d’avocats et de conseillers en propriété industrielle.
Comme nous venons de le dire pour l’introduction de la convention participative de négociation assistée par avocat, nous ne sommes a priori pas opposés à cette fusion.
La commission consacre dix-neuf articles à l’élaboration de cette fusion, ce qui représente véritablement un projet de loi ou une proposition de loi à part entière.
Or l’introduction d’un tel dispositif par voie d’amendements nous prive de la possibilité d’entendre les parties et de procéder à une étude approfondie et sereine de cette fusion. Elle nous retire donc la possibilité de procéder à la rédaction correcte d’amendements.
Pour ces raisons, nous demandons la suppression des articles 32 et suivants, qui visent à mettre en place la fusion des deux professions. Les propos que je viens de tenir valent donc aussi pour les articles suivants, monsieur le président.
J’ajouterai enfin que, ce débat intervenant quelques semaines après la discussion générale, nous avons été assaillis de courriers.
Et, je suis désolé de le dire, monsieur le rapporteur, ces courriers montrent que votre proposition, adoptée par la commission, loin d’être consensuelle suscite un véritable débat.
[…]
M. le président. La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo, pour explication de vote.
M. Yves Pozzo di Borgo. Je ne suis pas membre de la commission des lois, mais il se trouve que, en tant que sénateur de Paris, j’ai été saisi de cette question par des cabinets d’avocats, et un peu plus de deux ou trois, monsieur le président de la commission des lois.
Dès lors, j’ai été amené à m’interroger sur cette affaire de fusion.
Monsieur Zocchetto, vous évoquez dans votre rapport « un rapprochement nécessaire et souhaité par une très large majorité des membres des deux professions ». Je crois que vous auriez pu nuancer votre propos. Un rapport du Sénat doit être beaucoup plus précis et ne pas contenir de telles assertions sans qu’on y ait regardé de plus près. Pour ma part, c’est ce que je me suis efforcé de faire, sans a priori.
Bien sûr, faisant partie de la majorité, je voterai le texte, mais je tiens tout de même à rappeler que, sur les 48 461 avocats que l’on dénombre en France, Paris en compte 19 763 – ce qui justifie que j’aie mon mot à dire –, pour 67 à Laval, monsieur le rapporteur, ou 118 à Melun, monsieur le président de la commission !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Je ne vous permets pas de faire ce genre de rapprochements ! C’est scandaleux ! Moi, je ne me soucie que de l’intérêt général !
M. Yves Pozzo di Borgo. Moi, monsieur le président de la commission, j’ai pris en compte les deux points de vue.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Non !
M. Yves Pozzo di Borgo. Sur le fond, vous avez tout à fait raison, il est nécessaire d’arriver à une solution.
Simplement, je constate que, sur les 657 conseils en propriété industrielle exerçant en France, 52 % seulement ont approuvé la fusion. Actuellement, il y a 255 avocats spécialisés en propriété intellectuelle ; la plupart d’entre eux exercent à Paris, plus quelques confrères lyonnais et marseillais. Ce sont donc, pour l’essentiel, des cabinets parisiens qui sont touchés par ce problème.
Le 15 janvier, lorsqu’il s’est adressé à la commission des lois, le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris, qui représente donc à ce titre près de la moitié des avocats de France, et qui est par ailleurs vice-président du Conseil national des barreaux, vous a certes indiqué que l’instance ordinale des avocats parisiens acceptait le principe de la constitution d’une grande profession juridique, dans laquelle pourrait figurer la profession de conseil en propriété industrielle, mais il n’a jamais dit que cette même instance approuvait la fusion entre la profession d’avocat et celle de conseil en propriété industrielle !
Il me paraît un peu surprenant que tout cela ne soit pas précisé dans le rapport, de manière que l’ensemble du Parlement en soit informé. En tant que membre de la majorité, j’aurais aimé disposer de tous ces éléments ! Or il a fallu que j’aille moi-même les rechercher !
Je sais par ailleurs que le MEDEF et la CGPME sont également très hésitants.
Bien sûr, il est nécessaire que la profession d’avocat s’adapte au monde, mais je rappelle que la commission Darrois a été installée précisément pour examiner cet important sujet. Franchement, si j’étais à la place de M. Darrois, je démissionnerais ! Vous proposez des mesures alors que la commission qu’il préside n’a pas encore rendu ses conclusions. Il y a tout de même de quoi s’interroger !
J’ajoute que, malheureusement, du fait de leur spécialisation, beaucoup d’avocats parisiens subissent la crise de plein fouet, peut-être plus que leurs confrères de province. Il est clair que des cabinets vont se retrouver en faillite, que cela va se traduire par des licenciements en nombre. Et, au même moment, vous leur imposez cette fusion !
À mes yeux, il ne s’agit pas ici d’un clivage entre la majorité et l’opposition. C’est pourquoi je voterai les amendements nos 4 et 31. Comme M. Sutour, je considère qu’il est prématuré de légiférer sur ce point. Attendons au moins les conclusions de la commission Darrois !
[…]
M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques nos 4 et 31.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission des lois.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.)
M. le président. Mes chers collègues, les scrutateurs m’informent qu’il y a lieu d’effectuer un pointage ; je vais donc suspendre la séance le temps d’y procéder.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures vingt-cinq, est reprise à dix-sept heures quarante-quatre.)
M. le président. La séance est reprise.
Voici, après pointage, le résultat du dépouillement du scrutin n°114 :
Nombre de votants 309
Nombre de suffrages exprimés 307
Majorité absolue des suffrages exprimés 154
Pour l’adoption 153
Contre 154
Le Sénat n'a pas adopté.
M. Simon Sutour. Quel beau consensus !
M. Charles Gautier. Ils ont eu chaud !
M. Jean-Pierre Bel. Et le président a voté !