LEMONDE.FR | 07.10.10
Valérie Lasserre-Kiesow, professeur de droit à l'Université du Maine
Les récentes déclarations de la garde des sceaux en faveur de l'action de groupe et le rapport d'information des sénateurs Laurent Béteille et Richard Yung sur l'action de groupe, paru le 26 mai, ont placé au cœur de l'actualité la question des class actions et de l'opportunité de ce recours en France. N'est-il pas en effet temps d'admettre cette forme de justice venue des Etats-Unis, qui permet à un groupe d'individus ayant subi un dommage similaire provenant de la même origine d'être défendu et représenté dans le cadre d'une même action en justice intentée par une seule personne ?
Une telle réforme suppose non seulement de franchir une montagne de préjugés, mais aussi de s'opposer au puissant lobbying de l'industrie qui fait obstacle à un évident progrès de la justice. Les débats sur l'action de groupe remontent aux années soixante-dix ; de multiples projets et propositions de loi ont été rédigés depuis vingt ans ; et plusieurs présidents de la République se sont successivement prononcés en faveur de l'action de groupe : Jacques Chirac en 2005 et Nicolas Sarkozy en 2007. Toutefois, une véritable volonté politique a fait jusqu'ici indéniablement défaut.
La seule ouverture du débat sur l'utilité de cette nouvelle action ne manque jamais de susciter sans délai une vague déferlante de haro. Et les porte-parole de l'industrie de vitupérer contre l'explosion potentielle du contentieux, le risque d'une "judiciarisation" de l'économie, la menace d'un droit de vie ou de mort sur les entreprises et leurs conséquences pour la compétitivité de ces dernières et la pérennité de l'emploi. L'action de groupe serait une machine infernale qu'il faudrait se garder de mettre en branle. Mais si l'on ne met dans le débat que les vicissitudes et turpitudes des class actions, on est bien certain, à la fin, de ne retrouver qu'elles.
Les arguments en faveur de l'action de groupe sont pourtant nombreux : une véritable égalité devant la justice, l'amélioration de la régulation de certains secteurs économiques et la qualité du dispositif juridique proposé – dont la synthèse est réalisée par le rapport d'information du Sénat.
L'ÉGALITÉ DEVANT LA JUSTICE
Philosophiquement, c'est d'abord l'égalité devant la justice qui est en cause. L'action collective permet de compenser l'impuissance d'un individu isolé devant une justice coûteuse, lente et toujours plus complexe, que les puissants groupes économiques ont toujours su tirer à leur avantage. L'exemple des opérateurs de téléphonie mobile – comme dans le récent cartel entre France Télécom, SFR et Bouygues – qui gagnent des centaines de millions d'euros en majorant illégalement la facture de millions de consommateurs d'une modique somme de quelques euros par mois, et cela pendant des mois, est éloquent. Les victimes n'ont aucun intérêt à agir séparément ; la loi n'est pas appliquée ; les sanctions encourues ne sont pas prononcées ; les droits des justiciables ne sont pas effectivement garantis ; les pratiques illicites perdurent.
Seule l'action de groupe permet d'assurer de façon pragmatique la défense des droits, en remédiant aux difficultés d'accès aux tribunaux et en réalisant l'égalité de tous devant la justice. L'accès au droit est un enjeu démocratique. La justice sociale en dépend. Les recours collectifs devraient y contribuer.
LA FONCTION RÉGULATRICE DES ACTIONS DE GROUPE
Le deuxième argument, de politique juridique, souligne la fonction régulatrice des actions de groupe. Aux Etats-Unis, historiquement, les class actions ont rendu possible la défense de droits assimilables à des intérêts collectifs communs à toute une catégorie de personnes (droits des personnes discriminées, des consommateurs, des victimes d'un accident dit de masse). Elles se sont imposées comme un mode de régulation dont la dimension politico-sociale est évidente : le rééquilibrage des forces en présence, la défense des faibles, la prise en main d'intérêts collectifs privés initialement de représentants. L'action collective comme par miracle fait émerger d'une nébuleuse de consommateurs atomisés et inertes une puissance collective consciente de ses droits.
En matière économique, certains abus bénéficient d'une impunité. Comme le relève Benjamin Cheynel, la réaction des autorités de concurrence européennes "est encore actuellement très éloignée de l'optimum de la sanction" de nature à dissuader effectivement les entreprises de recourir à des pratiques illicites, mais fort juteuses. Parallèlement, ni le service public de la protection du consommateur, ni les associations de consommateurs ne sont en mesure de faire une quelconque pression pour empêcher des pratiques abusives observées sur certains marchés, notamment en matière de contrats de vente ou de service ou d'informations financières communiquées aux investisseurs. D'où la nécessité d'en appeler à la puissance du collectif. "Toute puissance est faible à moins que d'être unie". Cette formule de Jean de La Fontaine préfigure le bras de fer entre le pouvoir économique et la force collective des consommateurs. L'industrie, qui proteste et regimbe, l'a parfaitement compris. Mais il lui faudra pourtant bien un jour accepter cette régulation privée issue des actions de groupe, ne serait-ce qu'au regard de l'impulsion qu'elle est capable d'imprimer à la dynamique concurrentielle.
LA CONDITION SINE QUA NON D'UNE BONNE RÉFORME
En troisième lieu, la qualité du dispositif juridique au soutien de l'action de groupe constitue la condition sine qua non d'une bonne réforme. Un corps de règles et de principes, que le rapport d'information du Sénat n'a pas désavoué, fait aujourd'hui l'objet d'un assez large consensus fondé sur un double impératif : intégrer l'action de groupe dans notre culture juridique et l'encadrer strictement afin de ne pas laisser cours aux dérives outre-Atlantique liées à la privatisation scandaleuse de la défense d'intérêts collectifs et à l'exploitation illicite de la manne industrielle. Dans un contexte d'émulation et de concurrence entre les droits, et alors que la France n'a pas intérêt à abandonner aux juridictions étrangères la régulation privée de pans entiers de l'économie, il n'est plus temps d'attendre pour parachever et ouvrir l'action de groupe. Faute de procéder ainsi, Londres – qui a aussi une longueur d'avance en la matière – deviendra rapidement la capitale juridique de l'Europe.