Reportage par Mériadec Raffray
La Volonté des PME Septembre 2010 23
Sur la côte occidentale de la Basse-Normandie, face au Mont-Saint-Michel, ce monument symbole de la résistance à l’envahisseur anglais qui draine aujourd’hui plus de 3,5 millions de visiteurs par an, s’étend un territoire à l’empreinte rurale forte, à l’ombre duquel prospère toutefois un tissu d’entrepreneurs caractérisé par sa diversité et son excellence.
Dans cette « réserve d’indiens » située entre Avranches et Granville, explique Philippe Couasnon, le président de la CGPME du département de la Manche, des dirigeants sûrs de leurs produits et faisant corps avec leurs équipes déroulent leur stratégie pas à pas dans une perspective de long terme. Pour ces Normands bien dans leur peau et fiers de leur identité, le temps est un allié, mais il leur arrive aussi de déplorer la distance qui les sépare encore de la région capitale et de ses connexions avec l’étranger.
La construction du futur TGV normand est le « sujet d’actualité majeur », confirme Philippe Couasnon : sans une bretelle à partir de la ligne Rouen-Le Havre vers Caen et Cherbourg, leur région deviendrait une « île » dès 2020, s’inquiètent à l’unisson les entrepreneurs et les élus. D’autant que l’État et la région renâclent à boucler l’achèvement du réseau autoroutier (le tronçon de la N 13 prolongeant l’A 13) qui relie le pôle économique de Caen à celui du Cotentin. Certes, pour le sud du département, l’ouverture en 2003 de l’autoroute des Estuaires (A84), qui connecte Caen à Rennes et, au-delà, la Belgique à l’Espagne sans passer par Paris, a véritablement changé la donne. Mais ses habitants attendent désormais avec impatience la modernisation de la ligne SNCF Granville-Paris, qui accumule les défaillances, confirme le député (UMP) Philippe Gosselin qui suit attentivement le dossier.
Focus sur ces entrepreneurs normands que, malgré tout, on peut croiser de Moscou à Dubai et de Sidney à New York.
James Ébénistes
La French touch de Moscou à Dubai
Si j’avais su ce qu’allait devenir l’entreprise, je ne serais pas resté à Saint-Laurent-de-Cuves », déclare Rémi James. À 55 ans, l’ébéniste normand partage son temps entre son atelier de 4500 m2, toujours situé dans la petite commune de 500 âmes du sud du Cotentin où son père s’est lancé, son bureau parisien, jouxtant l’Ecole militaire, et ses chantiers, dorénavant disséminés à travers le monde. Derrière les dehors modestes et discrets du compagnon du Tour de France qu’il fut à ses débuts, ce diplômé de l’école Boulle dissimule un sens aigu des affaires. En faisant évoluer son entreprise de la copie des armoires normandes à l’agencement d’intérieurs haut de gamme, Rémi a assuré sa pérennité.
Aujourd’hui, avec 96 personnes et 12 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont la moitié en provenance de l’étranger, James Ebénistes figure dans le top 10 de la filière française de l’agencement, qui revendique 7000 acteurs. Par le truchement des grands architectes d’intérieur que sont les Garcia, Pinto, Wilmotte et Rochon, son bureau d’étude de 5 personnes et son atelier, où l’on traite aussi bien le bois, le métal que le verre, contentent de riches particuliers anonymes, des groupes hôteliers de renom, des boutiques de luxe ou de puissants conseils d’administration. Rémi se souvient encore du travail effectué pour un appartement de São Paulo comportant 21 salles de bains, ou pour l’un des avocats qui défendirent BilI Clinton dans l’affaire Lewinsky. Aux Champs-Élysées, son équipe a fabriqué l’écrin intérieur de la boutique Mauboussin. Actuellement, elle prépare l’aménagement du futur restaurant de Joël Robuchon. Au début des années 2000, le Normand a investi le créneau des yachts de luxe. Depuis, il est intervenu sur une vingtaine d’unités.
Malgré cette diversification, la crise n’a pas épargné cette PME normande, dont la signature est reconnue de Moscou â Dubai. Les dix mois de commandes d’avance en 2009 sont tombés à trois mois en 2010. Toutefois, les perspectives redeviennent encourageantes : « Le marché frémit, c’est bon signe. Mais la concurrence se durcit. » En France même, explique Rémi, son entreprise se bat de plus en plus contre des Espagnols et des Italiens de la même taille, mais mieux organisés et avantagés par des coûts moindres.
« A défaut de vouloir grossir, il est grand temps que les Français apprennent à se regrouper. C’est la condition si nous voulons marquer des points (à où le marché continue de croître : en Europe, en Asie et en Afrique. » De temps en temps, il arrive à l’entrepreneur de regretter que sa société soit implantée sur un territoire encore trop enclavé (notamment en matière de desserte ferroviaire) et souffrant d’un déficit d’image. « II est parfois difficile d’attirer les jeunes cadres à Saint-Lourent-de-Cuves », constate Rémi.
Vans Théault
Le carrossier favori des éleveurs du monde entier
Le leader européen – et sans doute mondial – des vans légers pour le transport des chevaux est implanté au pied de la ville d’Avranches, à quelques encablures de la baie du Mont-Saint-Michel. Ce lieu ne doit rien au hasard, comme l’explique Jacques Morin, 65 ans, le troisième propriétaire de la société Théault depuis sa fondation en 1928. Ses 80 collaborateurs (13,5 millions d’euros de chiffre d’affaires) travaillent là où se situe sa clientèle historique : la Normandie est le premier territoire d’élevage de chevaux de sport en France; par le biais de l’organisation de grands événements sportifs équestres, le bocage accueille régulièrement les passionnés du monde entier – en 2014, s’y dérouleront les jeux Olympiques. Et à la fin des années 1990, l’entreprise avranchine a élargi son marché de « proximité » aux îles britanniques – « la porte d’à côté », où perdure la grande tradition du cheval.
Outre-Manche, sa gamme de vans légers (deux chevaux) a fait un tabac. Aménagés sur la base de véhicules de série pour en limiter le coût, ses véhicules proposent une série d’options techniques ou de confort, dont certaines inédites. L’une des forces de l’entreprise est d’innover en permanence; elle a déposé son premier brevet en 1955. Force est aussi de reconnaître qu’elle a bénéficié d’un allié de poids au début de cette conquête. À cette période, l’Union européenne a harmonisé la législation sur les vans en se calquant sur les habitudes françaises : limitation à 3,5 tonnes des véhicules se conduisant avec un permis VL.
De là, Théault investit le marché européen puis, sous l’impulsion de Jacques, sonde les destinations lointaines. Ce solide manager – il a dirigé une société de 780 personnes dans sa vie « active » – aurait consacré sa retraite à son propre élevage de chevaux si un ami passionné de sports équestres ne lui avait parlé de cette PME à la recherche d’un repreneur !
Mais voilà qu’après avoir redonné du souffle à Théault, dont l’activité double entre 2004 et 2008, surgit la crise. Fortement exposée à l’international, l’entreprise doit se séparer de 12 personnes. Chez Théault, les robots n’ont pas encore remplacé les hommes. Sa réussite s’explique largement par sa capacité à pérenniser les méthodes artisanales de ses carrossiers, selliers, peintres et autres électroniciens maison.
Une fois passé le coup dur, Jacques est reparti à l’offensive. Avec son équipe, il se développe sur le créneau de l’aménagement des vans en version poids lourd, un métier de niche à très forte valeur ajoutée. En parallèle, il prospecte deux marchés lointains prometteurs jusque-là délaissés : les États-Unis et l’Australie. Il a confié ce job à son distributeur exclusif en Grande-Bretagne, qui bénéficie de temps depuis l’effondrement des ventes consécutif à la crise, secondé par des volontaires internationaux en entreprise recrutés par le biais d’Ubifrance. Un pari raisonnable pour un manager qui capitalise sur son image – Théault, c’est un peu de Normandie
– et s’inscrit dans le long terme : transmettre une entreprise en forme à sa descendance. À ses côtés, sa propre fille, Marie-Caroline Albé-Morin, trace son sillon.
Agrex
Le chaudronnier sans filet
Claude Rioult. Le Pdg s’appuie sur la confiance et le respect mutuel avec ses clients et ses équipes pour bâtir un pôle d’excellence.
« Mes deux angoisses majeures sont de réussir à rentrer suffisamment de travail au quotidien et à payer chaque mois les salaires. Avec la crise, le carnet de commandes est passé de six mois à moins de deux mois d’avance. » Si on y ajoute une baisse consécutive des prix, une hausse des impayés et la désorganisation du travail, Claude Rioult ne pouvait pas choisir « meilleur » moment pour faire ses premières armes comme chef d’entreprise. Ce qui fait dire aujourd’hui â ce manager sympathique de 54 ans que « la première qualité d’un dirigeant est de garder son sang-froid en toutes circonstances! ».
En 2006, avant de se voir remercier un beau jour pour cause de « restructuration », Claude quitte son confortable statut de cadre commercial dans un grand groupe américain. Avec sa femme, il décide de changer de vie et jette son dévolu sur Agrex, une petite affaire de chaudronnerie industrielle qui végète dans la banlieue de Granville. La PME (22 personnes et 2 millions d’euros de chiffre d’affaires aujourd’hui) possède un vrai savoir-faire mais sous-exploité. Spécialisée dans la fabrication de silos et cuves sur mesure en inox, aluminium et acier, Agrex sort une douzaine de fûts métalliques par an. Si 10 % prennent le chemin de l’étranger, beaucoup partent vers la vallée de la chimie, au sud de Lyon. Pour relancer l’activité, Claude déploie une double stratégie. Coté commercial, il cible les microniches. Et cela fonctionne, puisque 60 % de ses clients sont nouveaux, Il cultive son savoir-faire en matière de prestations spéciales. Grâce à son atelier de 4500 m2, Agrex peut fabriquer des objets volumineux et bizarres, En formalisant ses liens avec d’autres PME, il se positionne comme maître d’œuvre pour les opérations de transfert de site industriel. Il anticipe le développement d’un marché récurrent pour les cuves de stockage, conséquence du durcissement de la normalisation et de la prise en compte du développement durable. L’entreprise a décroché une avance remboursable d’Oséo afin d’élaborer un module complet adapté au stockage d’un liquide corrosif utilisé par les camions de marchandise, et dont pourront s’équiper les transporteurs. Fort de son expérience auprès des professionnels de la mer, la PME normande se tourne vers le marché des aménagements extérieurs pour les particuliers : vérandas, terrasses, rampes d’accès.
A l’intérieur de l’entreprise, le P-DG conduit une politique basée sur la confiance et le respect mutuel. Il valorise la polyvalence de ses équipes tout en renforçant leur compétence. Au creux de la vague, en novembre 2009, il en a envoyé une partie en formation plutôt que recourir au chômage technique. Ainsi, il obtient d’eux qu’ils adaptent leur rythme de travail aux contraintes de l’activité. « Les commandes tombent de plus en plus tard. Nous devons faire preuve de souplesse. Les gars acceptent de travailler en trois-huit, car ils en comprennent l’enjeu. »