Obtenir une meilleure réparation dans les litiges de masse, c'est l'objectif de la future action de groupe. Va-t-on vers une "jackpot justice" ?
Le Point, par Laurence Neuer, 13/09/2012
Des centaines de consommateurs victimes des agissements dommageables d'un même professionnel pourront bientôt demander réparation de leur préjudice par le biais d'une action judiciaire unique. Cette future action collective appelée "action de groupe" fait partie du projet de loi sur la protection du consommateur, programmé pour le début de l'année 2013. Elle fait suite à la remise d'un rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) qui suggère notamment la mise en place d'une action collective à faible coût pour les plaignants. En France, 85 % des personnes interrogées se montrent favorables à l'introduction de ce dispositif en vigueur dans plusieurs États membres de l'UE (Portugal, Italie, Royaume-Uni...)
Vide juridique
Cette "action de groupe à la française" est très différente dans sa philosophie et son mécanisme de la pratique américaine des "class actions", avec leurs indemnités gigantesques frappant des multinationales. "L'action de groupe doit être une arme de dissuasion (...), son objectif n'est pas de pénaliser l'économie", a précisé le ministre de l'Économie sociale et solidaire et de la Consommation, Benoît Hamon.
À ce jour, il n'existe aucune procédure permettant d'indemniser en un seul procès les victimes d'un même dommage. Et les consommateurs rechignent à faire valoir à titre individuel leurs micro-préjudices, du fait de la lourdeur et du coût de la procédure. "Certains acteurs économiques prennent des libertés avec les consommateurs qui sont d'autant plus inacceptables que ceux-ci n'ont pas de moyen réel de se défendre", souligne l'avocat Christophe Ayela. Qui martèle : "À l'heure actuelle, le droit absolu d'accès à la justice pour tous n'est pas une réalité." Les honoraires d'un avocat sont en effet dans bien des cas beaucoup plus élevés que le gain espéré du procès. Résultat : on n'agit pas.
Les trois actions qui sont à la disposition des associations de consommateurs ne permettent pas de combler ce que certaines dénoncent comme un vide juridique. L'"action en défense de l'intérêt collectif" se borne à constater une violation de la loi par l'entreprise concernée. Les dommages et intérêts obtenus, le plus souvent symboliques, ne sont pas versés aux victimes, mais à l'association. L'"action en représentation conjointe" exige, elle, que l'association agisse sur la base de mandats que lui confient les consommateurs. Or "c'est une usine à gaz qui n'a été utilisée que cinq fois depuis 1992, en raison de sa complexité", observe Cédric Musso, directeur des relations institutionnelles à l'Union fédérale des consommateurs (UFC-Que choisir). D'autant que l'association n'a pas le droit de regrouper les consommateurs en les informant de leur intérêt à se rapprocher d'elle.
La troisième procédure consiste en une juxtaposition d'actions individuelles, dont les démarches sont simplifiées, étant précisé que les consommateurs agissent individuellement. Mais, là encore, il est interdit à l'association de solliciter publiquement les victimes potentielles et ce type d'action exige des moyens matériels et humains colossaux. Pour Cédric Musso, "il y a aujourd'hui en France un véritable déni de justice. L'action de groupe est d'une impérieuse nécessité, non seulement pour réparer les préjudices des consommateurs victimes de litiges de masse, mais aussi pour redonner au droit toute son effectivité et, par là même, son pouvoir de régulation".
Tous indemnisés
Pour éviter les abus, la procédure devrait connaître deux étapes, comme le préconisent les sénateurs Laurent Béteille et Richard Yung dans un rapport déposé en 2010. Dans un premier temps, des plaignants soumettront leur litige à une association agréée jouant un rôle de filtre. Le juge statuera alors sur le principe de la responsabilité du professionnel. Une fois le jugement devenu définitif et dans un délai déterminé, le groupe des victimes se constituera et le juge statuera alors sur l'indemnisation individuelle de ses membres. "Potentiellement, avec ce dispositif, tous les consommateurs pourraient être indemnisés de leur préjudice", note Cédric Musso. Mais un cadrage préalable par le juge fixant des critères de rattachement au groupe sera probablement prévu. Il faudra bien sûr déterminer le nombre minimum de plaignants pouvant lancer la procédure et la façon dont les autres "victimes" devront manifester leur volonté d'adhérer au groupe.
L'indemnisation des préjudices individuels pourrait s'effectuer soit dans le cadre d'une médiation entre l'association et le professionnel se concluant par une homologation par le juge, soit par la fixation par le juge du montant de l'indemnité pour chaque consommateur, soit encore par la définition par le juge d'un schéma d'indemnisation à appliquer à chaque cas individuel. La réparation pourrait être effectuée, si cela s'y prête, en nature.
À ce jour, on ne connaît pas exactement le champ d'application de la future loi. Cependant, le recours à la procédure d'action de groupe devrait se limiter aux litiges de consommation, incluant ceux ayant pour origine une infraction aux règles de la concurrence. Les dommages corporels liés aux produits de santé ou à des dommages environnementaux en seraient en revanche exclus. Une chose est acquise : le coût de participation sera "faible".
"Jackpot justice"
L'action de groupe est-elle appelée à devenir une poule aux oeufs d'or pour les avocats ? "Dans la mesure où il sera nécessaire d'informer les membres potentiels du groupe, victimes du préjudice de masse allégué, pour qu'ils manifestent leur volonté de se joindre à l'action, une mesure de publicité sera de fait inéluctable. Et si l'on admet que l'initiative du procès revienne à un cabinet d'avocats, il faudra alors lever l'obstacle de l'interdiction des actes de démarchage ou de sollicitation", souligne un rapport de la Cour de cassation.
Par ailleurs, note le rapport, les apports financiers relativement faibles de la plupart des associations ne leur permettent pas de supporter le coût de la publicité consécutive à l'exercice de cette action, ni de rémunérer par avance les avocats qui plaideront dans l'affaire. La seule solution économiquement viable serait de prévoir une rémunération de l'avocat assise sur le produit de cette action judiciaire, ce qui heurte toutefois le principe de prohibition des pactes de quota litis (honoraires établis en fonction du résultat obtenu). Or, si l'on rompt avec un tel principe, le risque est de créer une "jackpot justice" qui fait depuis longtemps le bonheur des avocats américains...