Michel Thierry Atangana et Lydienne Yen-Eyoum croupissent depuis des années dans les geôles camerounaises, victimes de la justice arbitraire du régime. Sans que Paris ne s’émeuve.
Le 6 novembre, le président camerounais, Paul Biya, fêtera ses trente ans de règne. Derrière les barreaux, Michel Thierry Atangana, 48 ans, et Lydienne Yen-Eyoum, 53 ans, maudiront le vieux dictateur. Il était un expert financier reconnu ; elle, une avocate réputée. Tous deux sont français, incarcérés depuis des années dans les geôles de Yaoundé. Suspendus au bon vouloir d’une justice fantoche, ils croupissent en attendant une action de la France.
«C’est une catastrophe.» La voix souffle le désespoir. Après quinze ans et demi de prison et une heure d’audience, Michel Thierry Atangana vient d’entendre le prononcé de sa peine. Vingt ans de plus. Pour les mêmes faits. «Mon avocat avait identifié dix-sept motifs de cassation, le tribunal n’en a pas examiné un seul. C’est une machine à broyer. Ils veulent me tuer. Il me faut du secours, il me faut de l’oxygène.»
Son procès a été reporté quatre fois avant ce verdict du 4 octobre. Sans plus d’espoir, il a retrouvé sa cellule, au sous-sol du secrétariat d’Etat de la Défense (SED). Une pièce de huit mètres carrés qu’il a fini par connaître par cœur. «Cette nuit, ça a été le noir total. Je n’ai pas trouvé le sommeil.» Il s’est raccroché au téléphone qu’un de ses rares visiteurs lui a fait passer. A 3 h 30 du matin, les SMS en forme de SOS se sont succédé : «Je n’ai aucune force pour vaincre cette morbide volonté de m’anéantir totalement.» Ou : «La mort est le meilleur exutoire.»
Un mois de garde à vue
Son affaire démarre en 1994. Le président Biya engage alors de grands travaux : des autoroutes doivent relier Yaoundé à Kribi (sur la côte Atlantique) et Ayos (centre) à Bertoua (est). Dépêché de Paris par l’entreprise Jean Lefebvre, Atangana est chargé de mettre au point un système financier pour ce consortium mêlant l’Etat camerounais, le groupe français de travaux publics et une dizaine d’autres entreprises parmi lesquelles Elf, Total, Mobil et Nestlé. Le 12 mai 1997 au matin, il est interpellé à Yaoundé, en pleine rue, alors qu’il sort de la messe. Un mois de garde à vue avant d’apprendre qu’un arrêté préfectoral le vise pour crime de «détournement de deniers publics et trafic d’influence en coaction». En coaction avec qui ? C’est le nœud du problème.
Son cas est lié à celui de Titus Edzoa, l’ex-secrétaire général de la présidence, également impliqué dans la réalisation du projet autoroutier. Mais cet ancien bras droit du chef de l’Etat est entré en dissidence en 1996. Cette année-là, il a osé critiquer la paresse de Biya dans la presse : «Rien ne marche. On lui dit : "Bougez ! Bougez !", il ne bouge pas. Il ne travaille pas. Pour faire aboutir la nouvelle Constitution, ce fut très rude, il ne voulait même pas qu’on limite les mandats. Et lorsque vous expliquez qu’on doit limiter les mandats pour obliger les hommes d’Etat à se donner un programme d’action établi dans le temps, on vous taxe de rebelle.»
Le coup médiatique précède la révélation d’une ambition : Edzoa est candidat à la présidentielle de 1997. Il est arrêté avant le scrutin, avec Atangana, que la rumeur présente comme son «directeur de campagne». A l’issue d’un procès lapidaire, en octobre 1997, au cours duquel Atangana a dû se défendre sans avocat, les deux hommes sont condamnés à quinze ans de prison.
«Une vie de souriceau»
«Il n’y a rien dans ce dossier, rien du tout ! Ils ont construit une cathédrale de sable. Dès qu’on se penche sur l’accusation, tout s’écroule !» Maître Missamou ne décolère pas. Il assure la défense d’Atangana depuis Paris, sans jamais avoir rencontré son client, le Cameroun refusant de lui octroyer un visa. «L’Etat fait ce qui lui plaît. Un juge a rendu une ordonnance de non-lieu en 2008. L’Etat avait un mois pour faire appel. Il s’est manifesté après quatre-vingt-seize jours et c’est passé. Aucun problème !» s’indigne l’avocat.
Une proche, Honorine Ewodo, a pu rendre visite au prisonnier. La dernière fois, c’était en janvier. Elle en est ressortie sous le choc. «J’ai essayé de rester souriante, mais les premières secondes je ne l’ai pas reconnu.» Atangana ne mange qu’une fois par jour, un repas apporté par sœur Jacqueline, une religieuse d’un village voisin. Honorine, qui multiplie les courriers, a été rejointe par Rémy N’Gono, un journaliste camerounais qui truffe son discours de proverbes farfelus. Ancien directeur de Radio Siantou, une radio privée camerounaise, il a été incarcéré en 2003 pour «outrage au chef de l’Etat» et «appel à la rébellion et la sédition». Au micro, il avait critiqué le faste dans lequel Biya fêtait son anniversaire. Il a fait six mois de prison. Et ne connaît pas Atangana. «Je sais qu’il est contraint à une vie de souriceau. Le SED, ils m’y ont laissé quarante-huit heures avant de me transférer à Kondengui. Après deux jours dans ce trou, vous êtes prêt à n’importe quoi. On vous présente des aveux et vous signez. En sortant de là, j’étais heureux d’aller en prison. Ce que subit cet homme depuis quinze ans et demi, c’est inhumain.»
Jusqu’en 1997, Michel Thierry Atangana avait plutôt réussi sa vie. Tout s’est effondré depuis. Ses deux fils ne se souviennent pas de lui. «Mon père, c’est une voix au téléphone, explique Eric, 21 ans. Je ne me rappelle pas de l’arrestation, mais du jour où ma mère m’a avoué qu’il était en prison.» Atangana avait «disparu» depuis six ans déjà. «Je ne le connais pas, mais je me raccroche au fait qu’il est mon père pour me battre.» Après les cours, avec ses moyens, il tente de se faire connaître des politiques. Il a écrit à François Hollande, Jean-Marc Ayrault et Laurent Fabius. Sans réponse. «Je ne m’attendais pas à un rendez-vous, mais au moins quelque chose. La situation est pourtant grave.»
Au Cameroun, il ne fait pas bon titiller le chef. Ainsi Titus Edzoa n’est pas le premier «proche» de Paul Biya à passer par la case prison. Ancien ministre de l’Enseignement supérieur, le «professeur» a déclaré plusieurs fois que Michel Thierry Atangana n’avait rien à faire dans le box. Après son arrestation, un deal a été proposé au Français. Sa liberté contre sa signature au bas d’un papier qui charge Edzoa. Il a refusé. «Je n’aurais jamais pu vivre avec ça sur la conscience», explique-t-il, joint par téléphone. Il pense que Biya refuse de le laisser sortir «parce qu’on lui dit "cet homme est dangereux". Pour avoir connu la rivalité Chirac-Balladur, je sais ce dont les politiques sont capables. Mais je me fous de la politique, je n’ai aucun intérêt sur ce terrain !»
Rémy N’Gono partage cette vision. Il ne croyait déjà pas en l’acquittement. «Si Atangana sort, Edzoa est blanchi lui aussi. Or, le Pr Edzoa a clamé que la prison n’avait pas entamé son souhait d’être candidat à la présidentielle. Biya a trop peur d’un scénario à la Mandela.»
«Une avocate franco-camerounaise, Lydienne Yen-Eyoum, croupit depuis le 10 janvier 2010 dans l’ignoble prison de Kondengui, à Yaoundé. Elle partage une cellule de 12 m2 avec une quinzaine de codétenues. La chaleur y est étouffante.» Ainsi s’ouvre la tribune publiée dans nos pages le 17 mai par Christian Charrière-Bournazel et Caroline Wassermann. Les avocats «interpellent solennellement» François Hollande et son gouvernement «pour que cesse le mutisme d’Etat» dont leur cliente, insistent-ils, serait victime.
Lydienne Yen-Eyoum était avocate pour l’Etat camerounais. Son affaire ressemble à celle d’Atangana : présentée comme «proche» de l’ex-ministre des Finances Polycarpe Abah Abah, elle est accusée de détournement de fonds publics et incarcérée. On lui reproche une infraction commise dans une affaire opposant l’Etat à une filiale de la Société générale. En réalité, son nom a été apposé sur la liste noire de l’opération Epervier, lancée par Paul Biya en 2006 pour éradiquer la corruption - le Cameroun a été sacré à deux reprises «champion du monde de la corruption» par l’ONG Transparency International. Mais sous couvert de lutte contre ce fléau, Biya a trouvé un moyen utile pour se débarrasser de certaines figures politiques.
Preuve que les décisions de justice sont prises au sommet de l’exécutif, Libération s’est procuré un document datant du 29 décembre 2009 adressé par le secrétaire général de Biya au ministre de la Justice : «J’ai l’honneur de vous notifier l’accord du chef de l’Etat à vos propositions tendant à faire déférer maître Eyoum-Yen Lydienne et Abah Abah Polycarpe au tribunal de grande instance du Mfoundi [le département de Yaoundé, ndlr] en vue de l’ouverture d’une information judiciaire contre eux, avec mandat de détention provisoire, du chef de détournement de deniers publics et complicité.» Lydienne Yen-Eyoum est interpellée une semaine plus tard. Deux ans et demi sont passés, elle est toujours en détention provisoire.
La prison de Kondengui est un enfer qui se partage. Les femmes se marchent dessus, dans ce monde tout en rats grouillants et odeurs d’excréments, absence de fosse septique oblige. Elle nous prévient qu’elle s’est calfeutrée dans son «armoire-lit-wagon-maison». C’est le signe que nous pouvons l’appeler. Elle murmure. Sur ses conditions de vie : «Oui, c’est dur. Mais à côté, elles sont 26 dans 12 m2.» Le filet de voix arrive du bout du monde. Elle insiste sur l’illégalité de sa détention. «Je n’ai pas commis de délit. Je ne suis qu’un technicien du droit. Même des proches n’osent pas me rendre visite depuis que mon nom a été cité dans l’opération Epervier. Ils ont peur des conséquences.»
«Pas d’ingérence»
Elle a subi plusieurs agressions de codétenues. «Elles voient en moi l’ennemie du pouvoir. Elles se disent qu’en frappant l’opposante, elles s’attireront peut-être les faveurs de Biya.» L’ambassadeur de France au Cameroun, Bruno Gain, lui a rendu visite six fois, elle le trouve trop frileux. «Il me dit : "Pas d’ingérence, Etat souverain." Mais on peut interpeller, dire que les choses ne vont pas sans sortir de la diplomatie !» Son avocate Caroline Wassermann va plus loin. Elle évoque la complaisance de Paris pour Biya et beaucoup de mépris à l’égard de sa cliente. «Pourquoi la France ne bouge pas ? On n’en aura jamais fini avec la Françafrique ?» Sa plainte déposée contre l’Etat camerounais pour «séquestration arbitraire» a été acceptée par la doyenne des juges d’instruction, mais bloquée par le parquet, à la surprise générale. Elle attend une décision de la Cour de cassation.
Au Quai d’Orsay, on se défend d’avoir jamais oublié les deux Français incarcérés à Yaoundé. «Il ne se passe pas un jour sans que l’on bosse leurs dossiers», lâche un responsable. Depuis Paris, les diplomates cherchent à plaider leur libération sans braquer les autorités. Le risque étant de rompre le dialogue et d’enterrer l’espoir de liberté pour les deux prisonniers. Au lendemain de la condamnation d’Atangana, l’ambassadeur de France a publiquement souhaité qu’il «puisse dès que possible recouvrer la liberté». Ambassadeur pour les droits de l’homme, François Zimeray envisage très prochainement de se rendre au Cameroun, où il «ne manquera pas de rendre visite à nos compatriotes».
Hollande et Biya se sont parlé il y a dix jours à Kinshasa, en marge du sommet de la Francophonie. Ce n’était pas prévu. Le président camerounais a forcé l’entrevue. «Biya a fait sa com, dénonce Caroline Wassermann. Il voulait sa photo tout sourire à côté de François Hollande pour, de retour au pays, matraquer les télés avec une batterie de sujets sur "le soutien indéfectible de ses amis français".»