Le point de vue de Pierre-Henri Bono, publié dans Les Echos, 20/10/2014
Il y a encore quelques années, la question de la fuite des cerveaux ne semblait concerner que les pays en voie de développement. Mais aujourd'hui ce sont les pays avancés qui s'inquiètent de l'exode de leurs ressortissants les mieux formés. Le débat est vif en France. Pourtant les données sont rares et parcellaires. Celles qui sont disponibles permettent de souligner des tendances croissantes au départ, mais qu'il faut relativiser et qui sont, de plus, assez largement compensées par les arrivées.
Lorsqu'on évalue rigoureusement l'exode des diplômés français, il apparaît que pour le niveau d'éducation tertiaire, qui correspond à des personnes ayant atteint un niveau bac et plus, le taux d'émigration, c'est-à-dire le rapport entre le nombre de personnes se trouvant à l'étranger sur le nombre total de personnes ayant le même niveau, est parmi les plus faibles en Europe. Avec un taux de 5 % en 2010, la France est loin du Royaume-Uni (18 %). Or il ne semble pas que le Royaume-Uni ait périclité. Certes en volume, le nombre de personnes nées en France et résidant à l'étranger a été multiplié par 5 entre 1980 et 2010. Cependant, le capital humain que le Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, la France perdent ainsi est plus que compensé par une immigration de niveau équivalent, de sorte que le solde migratoire net est largement bénéficiaire.
Ces chiffres concernent les diplômés du supérieur, baccalauréat compris. C'est sans doute une fourchette trop large pour apprécier le problème de la fuite des plus hauts potentiels, les diplômés des grandes écoles ou les titulaires de doctorat dans les domaines de pointe. Qu'en est-il exactement ? Une étude de l'Institut Montaigne de novembre 2010 s'intéresse précisément aux expatriés français à très haut potentiel aux Etats-Unis. Pour un large éventail de disciplines et en regardant les 30 meilleurs établissements de recherche américains, on ne dénombre, à rebours des tendances alarmantes souvent décrites, que… 70 chercheurs français !
Le PIB français peut-il à terme être défavorablement affecté par le départ de 70 de nos compatriotes ? Et dans l'affirmative, est-on vraiment incapable de mettre en place une politique publique pour 70 personnes ? Et même si ces 70 personnes étaient les meilleurs Français dans leur domaine respectif, l'impact économique de leur départ est loin d'être évident à quantifier. Certains diront même que cette présence française est une bonne chose pour la recherche française. Dans un monde où les universités américaines ont la plus grande visibilité, l'absence de Français serait alors préjudiciable.
L'analyse quantitative des annuaires des anciens élèves des grandes écoles permet aussi de mesurer l'exode des très hauts potentiels. Des premiers résultats portent sur l'Ecole polytechnique. Oui, le nombre de polytechniciens résidant à l'étranger a augmenté au cours de la dernière décennie : cette proportion est passée d'environ 10 % des X entre 25 et 60 ans (âge d'activité) en 2004 à 14,8 % en 2011 et 15 % en 2013. Mais, dans le même temps, l'Ecole polytechnique a vu la proportion d'étudiants étrangers progresser dans des proportions quasi identiques ; de 5,2 % en 2004, à 10,2 % en 2011 et 10,8 % en 2013. La progression des résidents à l'étranger pour les diplômés de Polytechnique peut s'expliquer par la mondialisation des activités économiques et scientifiques. D'autre part, la France bénéficie de nombreuses arrivées de très hauts potentiels.
Dans ce monde devenu accessible pour tous ceux qui ont des envies d'ailleurs, il ne faut pas s'étonner que les jeunes Français qui ne partaient pas, partent. Ils sont d'ailleurs poussés en cela par des études de plus en plus fractionnées dans plusieurs pays. La France ne doit pas s'opposer à la tendance mondiale de la mobilité des très hauts potentiels. Elle devrait au contraire étudier le phénomène, le comprendre et proposer des solutions pour être un acteur majeur capable d'attirer sur son sol l'élite mondiale.