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Richard Yung
Octobre 2021

Dans une tribune au « Monde », un collectif de neuf experts et députés, parmi lesquels Raphaël Glucksmann et Nathalie Loiseau, demande à l’Europe d’agir pour contribuer à préserver la démocratie à Taïwan face à une Chine toujours plus agressive et autoritaire.

Publié aujourd’hui à 02h12, mis à jour à 07h07

Tribune. L’Europe doit repenser sa politique à l’égard de Taïwan et les relations entre les deux rives. Pendant des décennies, elle s’est attachée à maintenir un équilibre entre le principe d’autodétermination, la résolution pacifique des différends entre Pékin et Taipei, et le « principe d’une seule Chine » ainsi que la rhétorique« un pays, deux systèmes » déployés par la République populaire de Chine (RPC). Le comportement récent de la Chine met à mal cette politique européenne. Elle doit donc être revue.

Les positions européennes concernant Taïwan tiennent à ce jour en quatre mots : préserver le statu quo. L’Europe a mis en garde Pékin contre toute coercition. Elle n’a jamais encouragé le moindre geste de Taïwan conduisant vers une indépendance. Elle s’est abstenue de discuter d’un traité de libre-échange, et n’a pas soutenu vigoureusement la participation de Taïwan dans les institutions internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour le reste, elle a traité Taïwan comme une entité séparée sur les questions pratiques, qui vont des visas aux liens économiques et commerciaux.

Coercition et contrôle

Ce statu quo est maintenant miné et délégitimé par Pékin. Sur deux points cruciaux, la RPC a détruit la crédibilité de sa propre politique concernant Taïwan. Tout d’abord, sur le modèle « un pays, deux systèmes » qui était censé s’appliquer à Hongkong, où les agissements récents de la Chine populaire violent les termes du traité international qu’elle a signé en 1984. Alors que la population hongkongaise ne veut pas être gouvernée par le Parti communiste chinois (PCC), la réponse de Pékin se fonde sur la coercition, le contrôle et la subjugation. Cela démontre de la façon la plus explicite aux Taïwanais et au monde qu’une « réunification » accompagnée d’une forme d’autonomie significative ou d’un partage des pouvoirs ne peut constituer actuellement une offre sincère. Le rejet du modèle « un pays, deux systèmes » par les citoyens de Taïwan a été si fort qu’il a grandement facilité une victoire triomphale de Tsai Ing-wen aux élections de janvier.

L’autre point crucial est celui d’une réunification par des moyens pacifiques et la consultation nécessaire entre Pékin et Taipei. Ces points sont constamment soulignés dans les déclarations européennes au regard de la tendance chinoise à user de la coercition pour parvenir à ses fins. Aujourd’hui, la République populaire de Chine et ses porte-voix s’éloignent manifestement d’une résolution pacifique. Le PCC se proclame l’incarnation de l’Etat chinois, fixant lui-même les bornes du territoire national et décidant par lui-même de qui est chinois. Ces revendications ont souvent une légitimité douteuse. Elles négligent le droit international, tout comme les droits des individus concernés.

Peu d’espace de négociation

Depuis 2013, le PCC manifeste sa détermination à accélérer la résolution de la question de Taïwan qui « ne peut être léguée de génération en génération ». Le président Xi Jinping s’est montré menaçant concernant la réunification dans son discours du Nouvel An de 2019, menace reprise la même année par un Livre blanc de l’Armée populaire de libération (APL). L’omission du terme de « réunification pacifique » dans le discours prononcé en mai 2020 par le premier ministre Li Keqiang à l’Assemblée nationale populaire n’est probablement pas accidentelle. Cela laisse très peu d’espace de négociation pour Taïwan, d’autant que la Chine exerce une forte pression diplomatique dans toutes les enceintes internationales.Elle a ainsi gagné à l’OMS, qui ignore cyniquement l’importante contribution faite par Taïwan à la santé publique dans le monde. En vérité, Taïwan est face à un mur.

Pour appuyer ces menaces, l’APL pratique, depuis août 2019, l’escalade dans ses manœuvres militaires autour de Taïwan – aussi bien par leur ampleur et leur fréquence qu’en termes d’incursion spatiale. Et ce n’est pas le seul cas où la RPC accentue des manœuvres d’intimidation militaire : qu’on songe à la frontière avec l’Inde, aux mers de Chine du Sud et de l’Est. Chaque fois, la Chine brandit la menace militaire pour d’autres raisons que son autodéfense, et elle subordonne même les principes fondamentaux de la Charte des Nations unies à ses propres préférences nationales.

Il est impossible pour ses voisins de ne pas le prendre en compte. L’Europe ne doit pas non plus l’ignorer. Quiconque est en désaccord avec la définition par la Chine de ce qui est chinois, de qui est chinois, et de quel respect le monde doit accorder à ses ambitions autoritaires s’expose en retour à une politique de représailles : à commencer par les pressions économiques, y compris contre des nations européennes. Il est illusoire de vouloir compter sur la modération que pratiquaient les dirigeants chinois par le passé.

Une entité ouverte et pluraliste

Le fossé entre les systèmes politiques de Taïwan et de la Chine n’a jamais été aussi grand. Taïwan s’est mué en une entité ouverte et pluraliste, dans laquelle le respect de la personne individuelle est universel et bien ancré. Le pays affiche l’une des meilleures performances au monde dans la lutte contre le Covid-19. Il occupe la 43e place du classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (et la deuxième place de ce classement en Asie). La Chine populaire arrive en 177e position.

Poursuivre sans changement la politique européenne d’une seule Chine, c’est risquer de livrer les citoyens de Taïwan aux mains du PCC, en abandonnant notre obligation de défendre les valeurs de liberté des sociétés démocratiques, et en permettant à Pékin de modifier profondément l’équilibre international. Il est plus que temps de faire face aux prétentions de légitimité qu’affiche le PCC dans ses entreprises expansionnistes. L’Europe ne peut se dispenser, comme si de rien n’était, d’adapter sa politique d’une seule Chine. Bien au contraire, Pékin doit être averti que le respect des règles et valeurs internationales n’est pas négociable pour l’Europe.

L’Europe doit accentuer son soutien à la démocratie taïwanaise menacée. Cela devrait inclure l’ouverture d’un dialogue avec tous les acteurs politiques concernés à Taïwan, y compris les détenteurs des plus hautes fonctions ; le soutien à l’adhésion, ou au moins, à un statut d’observateur, non seulement au sein de l’OMS, mais dans toutes les autres organisations multilatérales ; la coopération internationale avec des partenaires taïwanais, par exemple dans le domaine de la santé publique au bénéfice des pays du Sud ; l’ouverture d’un dialogue sur la paix, la sécurité et la stabilité avec Taïwan ; la refonte des supply chains (chaînes logistiques) d’une importance cruciale pour une réduction des vulnérabilités face à la Chine populaire ; la réévaluation des relations économiques et commerciales avec Taïwan ; l’encouragement de la présence d’un média taïwanais en mandarin sur un bouquet satellite européen afin d’affaiblir le monopole de la Chine sur l’information en langue chinoise.

La stratégie de l’Europe ne doit pas être révisionniste. Nous soutenons la préservation du statu quo. Notre logique doit reposer sur une dialectique : puisque la RPC a gravement mis en danger ce statu quo par ses actions récentes, l’Europe doit également modifier sa politique sur la question de Taïwan, afin de contribuer à préserver la stabilité. A cette fin, elle doit insister pour que les relations entre les deux rives respectent le droit à l’existence de Taïwan et évitent toute menace ou usage de la force. L’Europe doit signifier clairement à la Chine que si cette dernière s’oriente vers le recours à la force, elle encourt de graves risques, notamment, celui d’une rupture politique et économique avec les démocraties européennes, qui ne se soumettront pas à son diktat.

Signataires : Petras Austrevicius, président de la délégation du Parlement européen pour les relations avec l’Afghanistan ; Elmar Brok, ancien député et président de la commission pour les affaires étrangères du Parlement européen ; Reinhard Bütikofer, président de la délégation du Parlement européen pour les relations avec la Chine ; Raphaël Glucksmann, vice-président de la sous-commission des droits de l’homme du Parlement européen ; Nathalie Loiseau, présidente de la sous-commission pour la sécurité et la défense du Parlement européen ; Radoslaw Sikorski, président de la délégation du Parlement européen pour les relations avec les Etats-Unis, ancien ministre de la défense, puis des affaires étrangères de Pologne ; François Godement, conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne, Paris ; Hanns W. Maull, chercheur associé au Mercator Institute for China Studies (Merics), Berlin ; Volker Stanzel, membre émérite associé de l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité (SWP), Berlin, ancien ambassadeur d’Allemagne au Japon et en Chine.