Le 26 mai, j’ai participé, dans le cadre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à l’audition de Bertrand Lortholary, directeur d’Asie et d’Océanie au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, sur la stratégie indopacifique de la France.
J’ai interrogé M. Lortholary sur la remise en cause du droit de la mer dans la région indopacifique.
Depuis plusieurs années, les principes du droit international de la mer sont battus en brèche par la Chine, qui invoque notamment des « droits historiques ». En mer de Chine du Sud, elle bafoue régulièrement la liberté de navigation. Elle y revendique la « ligne en neuf traits », qui, selon la Cour permanente d’arbitrage, n’a « aucun fondement juridique ». En poldérisant et en militarisant les éléments sur lesquels elle est établie dans les Paracels et les Spratleys, la Chine veut pousser ses voisins à renoncer à exercer les droits qui leur sont garantis par la convention des Nations unies sur le droit de la mer, conclue à Montego Bay le 10 décembre 1982 (tactique du fait accompli).
Le droit international de la mer est également mis à mal dans l’océan indien, où Pékin déploie des drones sous-marins destinés à la cartographie des fonds marins.
Vous trouverez, ci-dessous, plusieurs extraits du compte rendu de l’audition.
M. Bertrand Lortholary, directeur d’Asie et d’Océanie au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. - Je vous remercie de m’avoir invité à témoigner d’un sujet devenu fondamental pour la politique étrangère de la France, sujet effectivement défini en partie par les travaux du Sénat.
La région indopacifique se trouve au cœur des enjeux de recomposition des rapports de force géopolitique, de relance économique et de transition écologique. Ce qui était vrai avant la crise du covid-19 l’est un peu plus encore aujourd’hui, en particulier s’agissant de la rivalité entre Chine et États-Unis.
Permettez-moi d’insister sur quatre aspects : premièrement, la stratégie indopacifique et sa raison d’être, deuxièmement, la dimension européenne, troisièmement, les aspects de sécurité et de défense et, quatrièmement, les résultats que nous avons enregistrés à ce jour.
La stratégie indopacifique de la France est fondée sur la réalité suivante : par ses territoires dans les océans indien et pacifique, la France est, elle-même, une nation de l’indopacifique. En outre, de plus en plus nombreux sont les Français qui font le choix de l’expatriation dans cette région en croissance.
L’espace indopacifique regroupe tous les pays riverains des deux océans, depuis les côtes orientales de l’Afrique jusqu’aux États insulaires du Pacifique. Nous avons fait le choix de considérer que les côtes occidentales du continent américain répondaient à des logiques différentes. L’espace indopacifique est la zone la plus peuplée du monde puisque 60 % de la population mondiale y habite. Elle regroupe plus de 40 % de la richesse globale et représente 9 des 11,7 millions de kilomètres carrés de la ZEE française. Enfin, en termes militaires, elle compte entre 7 000 et 8 000 militaires français positionnés de manière permanente, à savoir 4 000 dans l’océan Indien et 3 000 dans le Pacifique.
Nos territoires ultramarins représentent naturellement notre préoccupation centrale dans cet espace ; nous avons pour vision extrêmement claire de favoriser leur intégration dans leur environnement régional.
La stratégie indopacifique est structurée en quatre domaines d’action : la sécurité et la défense ; l’économie, la recherche et l’innovation ; les valeurs de notre pays, le multilatéralisme, la défense de la règle de droit face à certaines puissances qui n’en ont pas la même lecture ; et, enfin, les enjeux globaux tels que le changement climatique et la biodiversité, très prégnants dans ces régions. J’ajouterai que l’aspect santé est aujourd’hui central.
Cette stratégie n’est pas tournée contre la Chine, elle repose avant tout sur la défense de nos propres souverainetés. Si nous ne répondons pas à nos responsabilités et à notre rôle dans cette région du monde, la Chine pourrait être tentée d’occuper cette place. Bien que nous ayons une stratégie inclusive en étant prêts à travailler avec la Chine, notamment sur les grands enjeux globaux, nous sommes lucides et tenons compte de son affirmation croissante dans cet espace.
C’est la raison pour laquelle cette stratégie est parfaitement cohérente avec l’approche générale de la France et de l’Union européenne à l’égard de la Chine. Permettez-moi de rappeler que l’Union européenne a défini, en 2019, sa vision stratégique à l’égard de la Chine par la formule « partenaire, concurrent et rival systémique ».
Nous sommes effectivement partenaires, car il est illusoire de penser que, sans coopération ni rôle moteur de la Chine, nous pourrons parvenir à tenir nos objectifs climatiques sans elle, compte tenu de ses émissions de gaz à effet de serre.
Nous sommes également concurrents, car sa puissance économique l’a conduite à concurrencer l’Europe. Nous devons veiller à avoir une relation équilibrée et à ce que les conditions de concurrence s’appliquent de la même manière en Europe qu’en Chine. Aujourd’hui, le compte n’y est pas et nous avons entrepris de rééquilibrer cet aspect.
Enfin, une rivalité systémique oppose la France, l’Union européenne et, plus généralement, les démocraties occidentales à la Chine. S’agissant des droits de l’homme, des libertés religieuses et d’expression, nous avons des valeurs profondément différentes. Aujourd’hui, la situation à Hong Kong ou au Xinjiang justifie des mesures fortes de la part de la France et de l’Union européenne.
Il y a donc un équilibre fragile entre ces trois aspects de la Chine. Force est toutefois de constater que notre rivalité systémique a tendance à prendre davantage de place, même si nous ne sommes pas dans une logique antichinoise. Par ailleurs le QUAD évolue ; nous travaillons de manière étroite avec ses pays membres, pour autant, il nous semble important que la France conserve une vision autonome de cet espace géopolitique.
Nous venons de nommer un premier ambassadeur pour la zone indopacifique, avec lequel nous travaillons main dans la main.
Notre action a également une dimension européenne. Eu égard à la taille de cet espace, il est fondamental que les pays européens se retrouvent pour agir ensemble. La France a pris l’initiative de lancer ce débat au sein de l’Union européenne. Le 19 avril dernier, les ministres des affaires étrangères, réunis au sein du Conseil de l’UE, ont ainsi décidé de doter l’UE, avant la fin de l’année 2021, d’une stratégie européenne pour la zone indopacifique.
Cette question est d’autant plus fondamentale qu’il s’agit de la deuxième destination des exportations de l’Union européenne et que cette zone compte cinq des partenaires stratégiques de l’Union et quatre de ses dix principaux partenaires commerciaux. Nous avons conclu des accords de libre-échange importants avec plusieurs États de la région - Japon, Corée, Vietnam, Singapour... - et d’autres sont en discussion - Australie, Indonésie... Nous voulons profiter des moyens européens, notamment ceux du nouvel Instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale, doté de 8 milliards d’euros pour la période 2021-2027 au profit de la zone indopacifique.
La France agit aussi à travers l’Agence française de développement, seule agence européenne de développement active dans le Pacifique, dont le mandat a récemment évolué, à l’initiative du chef de l’État, pour inclure tout ce qui relève de la lutte contre le changement climatique dans cette région.
Nous envisageons d’organiser au premier semestre 2022, lors de la présidence française de l’Union européenne, un forum ministériel de l’indopacifique afin de commencer à traduire en action la stratégie européenne qui sera adoptée d’ici à la fin de l’année.
Cette région est confrontée à des tensions fortes en ce qui concerne les enjeux de défense et de sécurité - prolifération nucléaire dans la péninsule coréenne, question terroriste dans la zone afghano-pakistanaise... La France dispose d’un ensemble de forces prépositionnées à Djibouti, aux Émirats, à La Réunion et en Nouvelle-Calédonie. Les enjeux en matière d’équipements sont importants : 29 % des ventes d’armes françaises des dix dernières années ont été réalisées dans cette partie du monde. Nous y avons conclu des contrats aussi emblématiques que celui des douze sous-marins australiens ou des Rafale indiens.
Nous sommes également présents à travers l’organisation régulière d’exercices militaires conjoints : nous avons ainsi participé à l’exercice multilatéral « La Pérouse », qui réunissait les quatre pays du QUAD autour de nous, ainsi qu’à l’exercice « ARC 21 », au Japon. Je pense aussi aux déploiements de la marine nationale, à intervalles toujours plus réguliers - le sous-marin d’attaque nucléaire l’Émeraude, accompagné de deux navires d’escorte, a réalisé un déploiement depuis la métropole jusqu’en mer de Chine méridionale, avant de réaliser plusieurs escales importantes chez des partenaires-clés.
La relation franco-indienne s’est profondément transformée depuis vingt ans avec l’adoption du partenariat stratégique franco-indien en 1998. Au-delà des contrats militaires, nous avons développé des projets considérables : la construction de six réacteurs EPR à Jaitapur est aujourd’hui le plus grand projet nucléaire civil au monde. Nous travaillons également beaucoup dans le domaine de la sécurité maritime, de l’énergie - nous avons cofondé l’Alliance solaire internationale. Nous avons aussi engagé des travaux importants en matière d’énergie bleue, à savoir l’exploitation raisonnée de nos espaces océaniques.
Le contrat que nous avons conclu avec l’Australie sur les sous-marins vient souligner une coopération toujours plus forte entre nos deux pays : nous partageons les mêmes valeurs, la même vision et la même analyse des recompositions géopolitiques. Nous travaillons concrètement ensemble au profit des États insulaires. Nos deux pays ont ainsi organisé une opération d’assistance commune auprès de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, dans le cadre de la crise sanitaire.
Nous avons lancé, en septembre dernier, un nouveau format de consultation, un « trilogue », entre la France, l’Inde et l’Australie. Pour la première fois, les trois ministres des affaires étrangères se sont réunis, en marge de la réunion ministérielle du G7 de Londres. Les trois chefs d’État et de gouvernement devraient faire de même dans les mois qui viennent.
Je voudrais aussi souligner le partenariat d’« exception » que nous avons avec le Japon. Nous travaillons beaucoup ensemble en matière industrielle et nucléaire. Nous coopérons également dans le domaine de la sécurité maritime, des infrastructures, de la santé... Le Japon est pour nous un partenaire clé.
L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) est notre quatrième point d’accroche majeur. Cette organisation est au centre de l’espace indopacifique, véritable charnière entre les deux océans, avec près de 650 millions d’habitants. C’est la zone économique la plus dynamique au monde. Les enjeux y sont de plus en plus importants pour nos entreprises et nos emplois. La France a franchi une nouvelle étape voilà quelques semaines avec le lancement d’un partenariat de développement avec l’Asean de son côté, l’UE est devenue un « partenaire stratégique » de l’ASEAN en décembre dernier. Nous avons également proposé notre candidature à des structures qui dépendent de cette organisation, en particulier la réunion des ministres de la défense de l’Asean avec ses principaux partenaires.
Nous misons aussi beaucoup sur l’Organisation des États riverains de l’océan Indien, dont nous sommes devenus membres en décembre 2020, et sur la Commission de l’océan Indien - présidée par un de nos compatriotes -, au sein de laquelle nous sommes très actifs.
Nous nous investissons également beaucoup dans plusieurs organisations du Pacifique, à commencer par le Forum des îles du Pacifique, où siègent nos territoires, et par la Commission du Pacifique, basée à Nouméa, avec laquelle Jean-Yves Le Drian a signé, en janvier dernier, un accord de partenariat.
J’ai sûrement été un peu long, mais le sujet est particulièrement riche. Je me tiens à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.
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M. Richard Yung. - Pensez-vous que la convention de Montego Bay soit un outil adapté pour contrer la politique expansionniste et impérialiste de la Chine dans les mers du Sud ? J’en doute un peu, car l’expérience montre qu’il est toujours extrêmement difficile de modifier un traité...
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M. Bertrand Lortholary. - [...] Monsieur Richard Yung, s’agissant de la convention des Nations unies de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer et de son application notamment en mer de Chine méridionale, la Chine estime avoir « des droits historiques » sur l’ensemble de la mer de Chine méridionale. Pour nous, la convention est un outil fondamental qui doit demeurer le socle du droit maritime international. C’est la raison pour laquelle nos forces armées déploient régulièrement des unités, l’objectif étant de montrer que la France transite par les espaces internationaux définis par la convention de Montego Bay.
Cette convention est également importante, car elle est le fondement sur lequel des juridictions ont été amenées à se prononcer sur les revendications chinoises. Les Philippines ont ainsi introduit un recours devant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye et a obtenu gain de cause. Il est donc fondamental pour nous de plaider avec toujours plus de force en faveur du maintien de cette convention.