Le 21 mars, je me suis entretenu avec M. Jamel DAOUDI, membre fondateur de l’association Kafala.fr. M. Pouria AMIRSHAHI, secrétaire national du Parti socialiste en charge de la coopération, des droits de l'homme et de la francophonie et candidat socialiste aux élections législatives dans la 9ème circonscription de l’étranger, participait également à cette réunion de travail.
Créée en mai 2011 par quatre Franco-Marocains, Kafala.fr est une association loi 1901 qui compte quelque 400 membres. Elle se consacre exclusivement à la problématique de la kafala judiciaire au Maroc (la kafala algérienne n’obéit pas tout à fait aux mêmes règles).
Soucieux de l’intérêt supérieur des enfants recueillis dans le cadre d’une kafala judiciaire, les adhérents de Kafala.fr poursuivent plusieurs objectifs :
- mettre fin aux discriminations subies par ces enfants en obtenant des autorités françaises la reconnaissance officielle de la Kafala judiciaire ;
- accompagner les familles qui souhaitent accueillir un enfant au titre d’une kafala judiciaire (M. DAOUDI envisage de publier un guide de la kafala) ;
- apporter une aide aux orphelinats du Maroc.
Prévue par le droit coranique, la kafala est un acte de recueil légal d’un enfant mineur qui ne crée pas de lien de filiation. Elle trouve son fondement dans le verset 4 de la sourate 33 du Coran : « Allah […] n'a point fait de vos enfants adoptifs vos propres enfants ».
Cette procédure est appliquée dans tous les pays de droit musulman, à l’exception de l’Indonésie, de la Tunisie et de la Turquie, qui ne prohibent pas l’adoption. M. DAOUDI nous a cependant indiqué que le nouveau gouvernement tunisien pourrait prochainement réintroduire le système de la kafala.
La kafala a été reconnue comme une mesure de protection de l’enfant par l’article 20 de la Convention internationale des droits de l'enfant du 20 novembre 1989.
Il existe deux types de kafala au Maroc :
1) la kafala judiciaire est prévue par la loi de 2002 relative à la prise en charge des enfants abandonnés. Elle est définie comme « l’engagement de prendre en charge la protection, l’éducation et l’entretien d’un enfant abandonné au même titre que le ferait un père pour son enfant ». Elle « ne donne pas de droit à la filiation ni à la succession ». De plus, elle est mise en œuvre par le procureur du Roi et le juge des tutelles à l’issue d’une enquête sociale destinée à vérifier que les conditions d’accueil de l’enfant sont conformes à son intérêt.
2) la kafala notariale ou adoulaire correspond le plus souvent à une kafala intrafamiliale. Plus rapide, elle n’a pas d’équivalent en droit français.
En France, la kafala n’est pas considérée comme une adoption, conformément à l’article 370-3 de notre code civil (*). Elle est assimilée soit à une délégation d’autorité parentale (si l’enfant a encore une filiation dans le pays d’origine), soit à une tutelle (si l’enfant est orphelin ou n’a pas de filiation connue).
Les juridictions françaises ne peuvent donc pas prononcer l’adoption simple ou plénière d’enfants recueillis en vertu d’un acte de kafala. Ce principe a été rappelé à plusieurs reprises depuis 2006 par la Cour de cassation.
M. DAOUDI a pointé les nombreuses difficultés d’ordre administratif auxquelles sont actuellement confrontées les familles prenant en charge des enfants marocains abandonnés.
La première difficulté résulte de l’absence d’agrément spécifique à l’accueil d’enfants par kafala. Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’être titulaire d’un agrément pour accueillir un enfant au titre d’une kafala judiciaire, les parents « adoptifs » sont souvent contraints par les autorités marocaines de demander qu’une enquête sociale soit diligentée par le conseil général de leur département de résidence. Or, les maisons de l’adoption refusent, en règle générale, d’instruire les demandes d’agrément qui sont effectuées dans la perspective d’obtenir une kafala.
Une seconde difficulté concerne la procédure de délivrance des visas. Pour entrer sur le territoire français, les enfants recueillis dans le cadre d’une kafala judiciaire doivent être en possession d’un visa d’une durée de un an, délivré à l’issue d’une enquête sociale. Cependant, les conditions de traitement des dossiers varient d’un consulat à l’autre. Ainsi, il est plus difficile d’obtenir un visa au consulat général de Fès qu’à celui de Marrakech. Les décisions de refus de visa sont nombreuses et les délais d’instruction sont particulièrement longs. Dans le cas de M. DAOUDI, sept mois se sont écoulés entre le début de la procédure de kafala et l’arrivée de son enfant en France. Cette situation génère souvent une « frustration sentimentale et affective » chez les parents « adoptifs ». Afin de mettre un terme à cette situation, il conviendrait, d’après M. DAOUDI, d’homogénéiser la politique de délivrance des visas et de mettre en place un visa de long séjour portant la mention « kafala judiciaire ».
Par ailleurs, les ressortissants marocains résidant régulièrement en France connaissent des difficultés lorsqu’ils souhaitent faire venir un enfant marocain dans le cadre d’une procédure de regroupement familial. En effet, les préfectures ignorent souvent la jurisprudence du Conseil d’État selon laquelle « le refus d’accorder le bénéfice du regroupement familial pour un enfant marocain abandonné et faisant l’objet d’une mesure de kafala homologuée par le juge du pays d’origine est susceptible de constituer une violation du droit au respect de sa vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme ».
Autre difficulté majeure : la procédure de délivrance des titres de séjour. À l’instar des autres mineurs étrangers qui résident en France, les enfants recueillis dans le cadre d’une kafala judiciaire ne sont pas obligés de posséder une carte de séjour. En revanche, les parents « adoptifs » doivent solliciter auprès des préfectures la délivrance d’un document de circulation pour étranger mineur (DCEM). Ce document est censé permettre aux enfants, après un voyage à l'étranger, d'être réadmis en France ou aux frontières extérieures de l'Espace Schengen. Cependant, l’attribution de ce document fait l’objet, de la part des préfectures, de « pratiques très disparates ». Conséquence : on recense de nombreux refus de délivrance de DCEM.
Par ailleurs, M. DAOUDI a appelé notre attention sur le vide juridique qui entoure le sort des enfants recueillis dans le cadre d’une kafala en cas de décès des deux parents. Dans une telle situation, qui prend en charge l’enfant ? Doit-il retourner au Maroc ? L’administration sanitaire et sociale peut-elle décider de transférer l’autorité parentale ou la tutelle ?
L’ouverture des droits sociaux est aussi problématique. En effet, les caisses d’allocations familiales (CAF) et les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) ne sont pas toujours bien informées sur le fonctionnement du système de la kafala. Elles exigent régulièrement l’exequatur de la décision de kafala. Or, l’exequatur d’une kafala judiciaire n’est pas légalement nécessaire. De nombreuses caisses demandent également aux familles d’accueil de produire des documents qu’ils ne possèdent pas et ne posséderont jamais. En outre, le recueil d’un enfant par kafala ne permet pas de bénéficier d’un congé d’adoption. Pouria AMIRSHAHI a conseillé à M. DAOUDI de passer une convention avec la sécurité sociale afin de « faciliter les prises de contact » (le numéro de téléphone de l’association pourrait être affiché dans les locaux des CAF et CPAM).
Quant à la déclaration de nationalité française, elle ne peut être souscrite qu’à la condition que l’enfant réside depuis au moins cinq ans sur le sol français. Les enfants accueillis dans le cadre d’une kafala sont ainsi placés dans une situation moins favorable que les enfants étrangers adoptés en la forme simple. De plus, la déclaration de nationalité française est soumise au pouvoir discrétionnaire des greffiers en chef des tribunaux d’instance compétents, qui, pour certains d’entre eux, méconnaissent les circulaires en vigueur et exigent un jugement d’exequatur. Cette situation a pour effet de rendre plus difficile l’accès aux droits.
Face à toutes ces difficultés, les familles d’accueil sont souvent contraintes de saisir la justice.
Après avoir dressé ce constat, M. DAOUDI a souligné l’impérieuse nécessité de légiférer sur la kafala judiciaire en France. Il a suggéré de transposer dans la loi les propositions qui avaient été formulées en 2009 par M. Jean-Paul DELEVOYE, alors Médiateur de la République :
- Définition d’une procédure d’agrément applicable à la kafala ;
- Application de la jurisprudence du Conseil d’État concernant le regroupement familial ;
- Unification des règles relatives à la délivrance de visas long séjour aux enfants recueillis par kafala ;
- Publication d’un texte réglementaire précisant et rendant opposable de plein droit les effets juridiques de la kafala en France ;
- Suppression du délai de résidence de cinq ans exigé pour l’attribution de la nationalité française aux enfants recueillis par kafala judiciaire et élevés par une personne de nationalité française ;
- Introduction de la possibilité de recourir à l’adoption simple quand la loi du pays d’origine interdit l’adoption (la convention du 20 novembre 1989 ne prévoit pas l’interdiction d’adopter un enfant dont la loi du pays d’origine prohibe cette institution).
Sur ce dernier point, M. DAOUDI nous a indiqué que les autorités marocaines ont fait évoluer leur position, considérant désormais que l’adoption simple ne remet pas en cause les liens de filiation.
Les propositions de M. DELEVOYE ont déjà été traduites sous la forme d’amendements au Sénat et à l’Assemblée nationale. M. DAOUDI estime qu’elles devraient être reprises par les parlementaires.
(*) : Créé par la loi du 6 février 2001 relative à l'adoption internationale, cet article dispose que l'« adoption d'un mineur étranger ne peut être prononcée si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France ».