Sommes-nous condamnés à vivre dans un monde sans eau ? C’est la question posée par le Financial Times qui consacre dans son édition du 15 juillet 2014 un long dossier au problème de la raréfaction des ressources en eau dans le monde. Il m’a semblé intéressant de partager avec vous quelques réflexions à ce sujet.
Bien sûr, la question initiale est mal posée : il y aura autant d’eau sur Terre dans mille ans qu’aujourd’hui. C’est là une loi bien connue de la chimie moderne dont on retient facilement l’explication d’Antoine Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
C’est évidemment la quantité d’eau douce disponible qui suscite les craintes. Aujourd’hui, la part de l’eau douce dans les réserves mondiales d’eau est inférieure à 3% (dont 69% sous forme de glaciers, 30% dans des nappes phréatiques et 1% seulement en surface). C’est une réserve qui se reconstitue naturellement mais lentement selon le traditionnel « cycle de l’eau ».
L’eau douce a trois principaux usages : agricole, industriel et domestique. Elle n’est pas nécessairement propre à la consommation humaine. D’ailleurs, le FT esquive le sujet de l’accès à l’eau potable. Il y aurait pourtant matière à s’inquiéter : selon l’OMS, plus de deux milliards d’êtres humains sont privés d’eau potable et boivent une eau potentiellement dangereuse, responsable chaque année de plus d’un million de diarrhées mortelles chez les enfants de moins de 5 ans.
Mais au-delà du problème de l’accès à une eau saine et potable, la disponibilité des réserves d’eau douce dans le monde est déjà inquiétante en elle-même. Selon l’un des spécialistes interrogés par le FT, la menace d’une crise mondiale de l’eau est réelle et proche : on pourrait manquer d’eau avant même de manquer de pétrole.
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce risque de pénurie en eau. Premièrement, la croissance démographique couplée à une élévation du niveau de vie et l’émergence d’une classe moyenne et urbaine dans les pays en développement va considérablement accroitre la demande en eau, notamment pour un usage domestique et industriel (respectivement 22% et 54% de l’eau douce utilisée en Europe contre 12% et 20% dans le monde).
Ensuite, le réchauffement climatique est susceptible d’affecter la reconstitution naturelle des stocks d’eau douce qui s’épuisent trop rapidement et d’aggraver les inégalités écologiques entre les territoires soumis ou non à un stress hydrique. J’ajouterais que la pollution des réserves d’eau douce, liée notamment aux engrais et pesticides, est également un élément à prendre en compte.
Le risque d’une crise majeure liée à l’eau semble avoir été jusqu’ici sous-évalué, contrairement au réchauffement climatique qui a bénéficié d’un large écho scientifique, médiatique et politique. Il est vrai que, compte-tenu de l’inégale répartition des réserves en eau douce (neuf pays se partagent 60% des réserves mondiales), une crise de l’eau ne serait pas véritablement mondiale mais il y aurait toute une série de crises régionales en plusieurs endroits du globe.
Signe de l’importance géostratégique que revêt l’accès à l’eau douce, le nombre de conflits liés à cette ressource a déjà augmenté ces deux dernières décennies. Pensons par exemple au Jourdain en Cisjordanie qui joue un rôle important dans le conflit israélo-palestinien ou au Nil dans la région des Grands Lacs en Afrique. Mais les conflits peuvent également émerger au sein d’un même territoire national entre les usages alternatifs de cette ressource rare comme le montrent les révoltes d’agriculteurs en Inde contre les industriels qui s’accaparent les réserves en eau douce.
Pourtant, les entreprises, qui ont longtemps considéré l’eau comme une ressource quasiment inépuisable et gratuite, sont de plus en plus conscientes des problèmes futurs liés à l’accès à cette eau. L’an dernier, 70% des 500 plus grosses entreprises mondiales jugeaient sérieux le risque d’une pénurie en eau pour leur activité. C’est même l’une de leurs trois plus grandes préoccupations pour l’avenir.
L’augmentation du coût marginal de l’eau – qui inclut les coûts directs liés à l’utilisation de l’eau mais aussi ceux en termes d’image de marque auprès des consommateurs et de crédibilité auprès des banques et des assurances – incite déjà des entreprises comme Google, Nestlé ou Coca-Cola à investir dans des instruments de gestion durable des ressources en eau : sécurisation des approvisionnements, développement de technologies économes en eau, systèmes de réutilisation et de retraitement des eaux usées, internalisation des couts de l’eau…
C’est un premier pas qui montre que des solutions existent – restons optimistes ! Il n’y a nul besoin de construire d’immenses et couteuses centrales de désalinisation de l’eau de mer pour lutter contre la diminution des réserves d’eau douce. Il faudrait plutôt penser à utiliser de manière raisonnable les stocks disponibles en favorisant les économies d’eau, en luttant contre le gaspillage à tous les niveaux (agricole, industriel, domestique), en investissant dans des systèmes de recyclage et retraitement des eaux usées, en modernisant les systèmes de distribution pour limiter les fuites, etc.
Une gestion plus rationnelle et durable des stocks actuels est donc nécessaire mais il faut pour cela admettre que l’eau douce est une ressource rare à utiliser avec parcimonie alors qu’elle est aujourd’hui trop souvent gaspillée et surutilisée.