Au moment où vont commencer les commémorations du début de la Première Guerre mondiale, il me semble important de rappeler le rôle que les soldats africains y ont joué. Je partage avec vous une intervention que j’ai eu l’honneur de faire au Sénat le samedi 7 juin.
La Première Guerre mondiale occupe une occupe une place centrale dans notre histoire. Elle a été un suicide collectif des nations européennes qui ne se sont jamais remises de cette saignée sans précédent d’hommes jeunes et de l’effondrement de leurs économies collectives. Son ampleur a été une surprise, chacun pensant qu’elle ne durerait que quelques mois. Elle a été difficile à comprendre pour les Français pour lesquels Sarajevo et l’ultimatum austro-hongrois à la Serbie étaient bien loin. Et pourtant les sentiments nationalistes se sont exacerbés dans chaque pays et ont conduit à 4 ans de boucherie inutile, de surplace militaire, essentiellement sur le territoire français.
Alors que nous commémorons le centenaire de la « Grande guerre » pendant les quatre années qui viennent, nous devons rendre hommage à tous ceux qui ont défendu la France dans cette mêlée sanguinaire. Je pense bien sûr aux 8 millions de soldats français qui ont combattu au front, morts sur le champ de bataille ou rentrés chez eux avec la « gueule cassée » à la fin de la guerre. Je pense aussi aux hommes et aux femmes qui, restés à l’arrière, ont apporté un soutien moral indéfectible à nos troupes et ont fourni une main d’œuvre nombreuse à notre industrie. Je pense également aux Alliés, notamment les Américains à partir de 1917, qui ont largement contribué à la victoire finale. Je pense enfin aux colonies où la France puisa aussi bien des ressources pour son économie que des soldats pour son armée. C’est la mémoire de ces soldats et plus précisément des soldats africains – même si l’armée française recruta aussi en Indochine, aux Antilles ou encore en Guyane – que je veux honorer aujourd’hui.
L’histoire de ces soldats et de leur participation à la Première Guerre mondiale demeure une réalité trop souvent méconnue, trop rarement reconnue. Réduite à sa portion congrue dans les livres d’histoire, elle est encore trop timidement évoquée dans les discours officiels. Cette forme d’amnésie plus ou moins volontaire, que l’on retrouve chez nos voisins européens mais aussi dans les anciennes colonies, est regrettable. Il est aujourd’hui essentiel de retrouver une mémoire apaisée autour de l’histoire partagée des soldats français et africains dans la Grande guerre. Cela me semble d’autant plus nécessaire qu’à l’heure où les questions identitaires agitent la classe politique et provoquent de débats souvent irrationnels, cet épisode de notre récit national rappelle ce que la France et les Français doivent aux soldats coloniaux qui ont payé un lourd tribut pour notre pays et il offre également aux générations de descendants des combattants des colonies le moyen de mieux comprendre leurs liens et leur histoire commune avec la France.
C’est cette histoire que je veux rappeler car, comme l’a si justement dit François Hollande le 7 novembre dernier lors de son discours de lancement du cycle mémoriel de la Première guerre mondiale, la connaissance est la plus belle des preuves de reconnaissance que nous pouvons offrir.
L’armée française n’a bien sûr pas attendu d’être attaquée sur son territoire métropolitain pour faire appel aux soldats africains. Elle avait depuis longtemps des troupes constituées d’africains colonisés : l’armée d’Afrique du Nord qui date de 1830 et l’armée coloniale crée en 1900 en Afrique subsaharienne. Ainsi, avant d’être projetés sur le théâtre des opérations de la Première guerre mondiale, les soldats africains ont servi la France dans ses conquêtes et la constitution de son empire colonial.
Lorsque la France est attaquée en 1914 sur son territoire métropolitain, elle va très vite avoir recours aux soldats africains. Mais il aurait pu en être autrement. L’influence du Colonel Mangin quelques années plus tôt a été déterminante. Bien que des soldats africains aient été utilisés dans les guerres coloniales, l’armée française et le lobby colonial se sont montrés longtemps très réticents à la possibilité d’intégrer les soldats africains dans l’armée française. Les colons voient en particulier d’un mauvais œil le fait d’armer de trop nombreux soldats indigènes qui pourraient utiliser leurs armes contre eux.
Mais en 1910, le Colonel Mangin publie un livre qui aura une influence considérable. Il y évoque la « force noire » et plaide pour l’utilisation des soldats indigènes dans l’armée française. Il écrit que « la France devient ainsi une nation de 100 millions d’habitants ».
Pour Mangin, l’utilisation des troupes noires est inévitable afin de résoudre les problèmes d’effectifs de l’armée française et faire contrepoids aux armées des autres puissances en Europe, notamment en cas de probable conflit avec l’Allemagne. Bien qu’elle ne suscite pas d’enthousiasme débordant au départ, son idée fait son chemin et il va jouer de son influence dans le lobby colonial pour la pousser.
Ainsi, entre 1913 et 1915, plusieurs décrets spéciaux permettent de recruter dans l’Empire colonial. En octobre 1914, les anciens tirailleurs sénégalais non réservistes sont engagés. Dans un premier temps, les troupes coloniales sont utilisées avec parcimonie car les résistances sont toujours fortes dans l’état-major français mais, à mesure que le conflit s’enlise, elles sont de plus en plus sollicitées.
En octobre 1915, un décret déclare la mobilisation générale de tous les indigènes volontaires âgés de 18 ans. La France fait ainsi massivement appel aux indigènes dans ses colonies, principalement en Afrique occidentale française mais aussi en Afrique équatoriale française, à Madagascar et dans ses autres colonies.
Le nombre de recrues indigènes est souvent discuté par les historiens. Les chiffres officiels dont nous disposons sont ceux du rapport parlementaire du baron des Lyons de Feuchin en 1924 qui recense près de 300.000 indigènes d’Afrique du Nord et plus de 200.000 d’Afrique noire. Il faut bien sûr ne pas oublier les 200.000 travailleurs coloniaux qui sans participer directement à la guerre ont soutenu l’effort de guerre de la France.
On ne peut esquiver la question du recrutement des indigènes dans les colonies. La France ne recrutait officiellement que les indigènes volontaires. Cela a pu être le cas au départ grâce aux promesses comme les primes d’engagement, les indemnités versées aux familles ou les soldes journalières.
Le rêve de reconnaissance des Français a également joué un rôle important : titres, promotions, décorations, médailles et surtout promesses de citoyenneté à ceux qui n’étaient alors que des sujets d’un Empire. On le sait, cette dernière promesse aura été un véritable marché de dupes.
Mais passés les premiers recrutements, alors que le conflit dure, que les promesses ne sont pas toutes honorées, que les premiers blessés reviennent au pays, le recrutement devient de plus en plus difficile. Les populations locales élaborent des stratégies d’évitement. Elles envoient ainsi aux comités de recrutement des estropiés, des malades, etc. En 1916, le taux de recrutement tombe à 20% contre le triple au début de la guerre. Les coercitions des colons deviennent alors de plus en plus fortes et les conditions de recrutement se rapprochent de celles des rapts de la traite. Des résistances et des soulèvements s’organisent dans les colonies, notamment au Maroc, en Algérie, au Niger, au Tchad… Elles sont sévèrement réprimées par l’armée.
Certains administrateurs coloniaux ont été sensibles aux difficultés de recrutement. C’est le cas de l’officier Van Vollenhoven, néerlandais d’origine, naturalisé français, qui est nommé gouverneur dans l’AOF en 1917. Il s’inquiète des modes de recrutement brutaux mais aussi des difficultés économiques de l’AOF dues au départ des hommes en âge de travailler. Il en fait part à Clémenceau qui ne l’écouta cependant pas car sa priorité était de gagner la guerre contre l’Allemagne. Son refus de recruter par la force de nouveaux soldats indigènes l’oblige à démissionner. Il reprend alors les armes et mourra au front peu de temps avant l’arrêt des affrontements.
Entre temps, Clémenceau a fait appel à un homme nouveau : Blaise Diagne, premier Noir colonisé à être élu député en 1914 dans la circonscription des « quatre vieilles communes » au Sénégal. Nommé haut-commissaire de la République en AOF, Clémenceau lui octroie des décrets qui vont lui permettre de recruter plus facilement. Il parvient à calmer les mécontentements et les résistances et mobilise pas moins de 63.000 recrues en AOF et 14.000 en AEF. Sa réussite s’explique à la fois par le fait que ce soit un homme reconnu et admiré par les siens pour être le premier Noir colonisé à siéger au Palais Bourbon mais aussi par les nombreuses promesses qu’il fait : primes augmentées, habillement neuf, distribution de médailles et bien sûr reconnaissance des droits civiques après la guerre. On sait quel sera le sort de cette promesse mais il faut reconnaitre à Blaise Diagne le fait qu’il défendit au Parlement les droits des colonisés en réclamant à la tribune le droit de vote et la citoyenneté française en échange de l’ « impôt du sang ».
Au front, les soldats africains ont d’abord combattu en unités isolées avant d’être très rapidement intégrés au sein de groupes de soldats mixtes. Ils ont ainsi combattu avec et comme les soldats français. Le colonel Mangin leur reconnaissait de grandes qualités : « la rusticité, l’endurance, la ténacité et une incomparable puissance de choc ». Il permit à certains de monter en grade pour assurer l’encadrement des troupes noires, ce qui fut très apprécié des soldats africains. En revanche, l’expérience de l’apprentissage d’un vocabulaire rudimentaire de 600 mots fut souvent assez mal vécue car elle a pu donner un sentiment d’infantilisation.
Il faut tordre le coup au mythe des soldats africains envoyés uniquement en première ligne comme « chair à canon ». Ils ont été ni plus ni moins victimes que les soldats français en proportion : un cinquième environ sont morts à la guerre. Au front, les soldats français et africains ont souvent fait montre d’une grande solidarité, d’une fraternité d’arme.
Les unités coloniales se sont toujours particulièrement distinguées. Nous leur devons de nombreuses victoires. L’attaque du 2ème corps colonial en septembre 1915 au nord de Souain dans la bataille de Champagne et celle du 1er corps colonial sur la Somme en juillet 1916 comptent parmi les faits d’armes les plus brillants des deux premières années de guerre de position. C’est également au régiment d’infanterie coloniale du Maroc aidé par le 4ème régiment mixte de zouaves et tirailleurs qu’échut l’honneur de reprendre le fort de Douaumont, près de Verdun, en octobre 1916. Mais on retiendra surtout la défense de Reims par le 1er corps colonial qui reste l’une des pages les plus brillantes de la résistance française aux allemands. Après la guerre, un monument sera dressé à Reims pour rendre hommage à l’ « armée noire » qui a sauvé la ville.
Voilà donc pour une histoire brève et certainement incomplète de la participation des soldats africains à la Première guerre mondiale. La relation entre le colon et le colonisé a été durablement ébranlée par cet épisode tragique. Notre dette à l’égard de ces soldats est immense. Nous nous devons de rappeler leur histoire et la transmettre aux générations futures.