L’accord conclu entre les 28 et la Turquie vendredi dernier est entré en vigueur dimanche soir. Tous les migrants, syriens ou non, qui arrivent en Grèce feront l’objet d’un renvoi systématique s’ils ne déposent pas de demande d’asile à leur arrivée.
Ceux qui seront passés par la Turquie, désormais considérée comme « pays tiers sûr », pourront être renvoyés de l’autre côté de la Mer d’Égée si les autorités grecques estiment que leur demande d’asile peut être traitée en Turquie. S’appliquera alors le très pragmatique principe du « 1 pour 1 », c’est-à-dire que pour un migrant rapatrié vers la Turquie, un syrien jugé vulnérable (d’après les critères du Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies) sera renvoyé vers un pays européen, selon le mécanisme de relocalisation déjà mis en place.
Ce nouveau système, fruit de la proposition du Premier Ministre turc et de la volonté motrice d’Angela Merkel, marque donc un revirement radical de la politique migratoire commune. Alors que la Chancelière allemande avait choisi de mener, depuis cet automne, une politique d’accueil généreuse, contestée au sein même de son parti et par une partie de la population, la fermeture progressive de la route des Balkans avec l’instauration de quotas par l’Autriche et le bouclage des frontières macédoniennes, l’a forcé à infléchir sa ligne. Même si de nombreuses ONG dénoncent un accord honteux qui bafoue les valeurs humanistes européennes et le droit d’asile, la dure réalité est que face au refus de coopération de certains des 28 et la possibilité d’un effondrement de Schengen, Angela Merkel n’avait guère le choix.
Pourtant, on peut déplorer l’avènement d’un accord juridiquement douteux. Ainsi, le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations-Unies s’est fortement inquiété de cette nouvelle stratégie, dont les modalités d’application sur le terrain restent floues. Pour renvoyer des réfugiés syriens en Turquie, il faut notamment reconnaitre cette nation comme « pays tiers sûr », ce qui est loin d’être évident à première vue. Se pose également la question du droit à un recours suspensif, principe fondamental qui empêchera l’éloignement des déboutés du territoire grec le temps du traitement de leur recours, alors même que l’administration de ce pays est à bout de souffle et reste pour le moment incapable de traiter un nombre important de demandes dans un très court laps de temps. Le mécanisme de renvoi deviendrait alors très vite obsolète.
L’efficacité de ce nouveau dispositif apparait donc incertaine à bien des égards. Pour que le corridor humanitaire établi par le principe du « 1 pour 1 » fonctionne, le dispositif de relocalisation, qui s’est pour le moment soldé par un échec, doit être efficacement mis en œuvre. Cela demandera un grand effort de coopération des États membres, qui se sont pourtant jusqu’ici illustrés par leur manque de solidarité. De plus, les 28 doivent soutenir la Grèce pour que le traitement des demandes d’asile soit rapide. Les 600 personnes que promettent d’envoyer la France et l’Allemagne (forces policières, interprètes, spécialistes du droit d’asile etc.) marquent la volonté européenne d’avancer dans cette voie-là, mais des moyens supplémentaires devront être rapidement débloqués pour assurer le fonctionnement du mécanisme.
La Turquie, pour respecter sa part du contrat, devra limiter le passage de réfugiés vers la Grèce. Alors que ce pays a déjà accueilli 2,7 millions de personnes depuis le début de la guerre en Syrie, on peut légitimement s’interroger sur les conditions de prise en charge des migrants. Enfin, si la route des Balkans se trouve réellement close, ressurgit la possibilité de voir s’ouvrir de nouvelles routes migratoires, notamment en Lybie et en Italie.
Certes, l’Europe, dans l’impasse face à la crise migratoire, étalant aux yeux du monde depuis des mois son incapacité à y faire face collectivement, devait trouver une solution. Cet accord en consiste-t-il pourtant une, dans la mesure où il soulève tant d’interrogations éthiques, juridiques et fonctionnelles ?
Il ne reste pourtant plus qu’à espérer qu’il fonctionne, car pour l’obtenir, nous avons non seulement écorné nos principes, en négociant avec une Turquie de plus en plus autocratique, mais aussi abandonné définitivement l’idée d’une Europe solidaire, ouverte et humaine, que Merkel a malheureusement échoué à imposer.
C’est cet échec du « wir schaffen das » qu’il faut pleurer et qui marque la désunion de l’Union européenne, qui ne saurait en aucun cas être justifié par un principe de realpolitik.